A l’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance, Martine Mathieu-Job
A l’école en Algérie Des années 1930 à l’Indépendance, éd. Bleu autour, mars 2018, 368 pages, 25 €
Ecrivain(s): Martine Mathieu-Job
Ce livre collectif rassemble 54 témoignages d’anciens élèves passés par les écoles françaises en Algérie avant 1962 et qui vivent et écrivent actuellement en France. Il suit le même principe que les titres précédents de la collection, qui, sous la direction de Leïla Sebbar, rassemblaient des textes sur l’enfance juive (Une enfance juive en Méditerranée musulmane, 2012) puis sur l’enfance pendant la guerre (Une enfance dans la guerre. Algérie 1954-1962, 2016). Une grande partie des contributeurs (33), sous la direction de Martine Mathieu-Job originaire de Blida, sont les mêmes. Hommes et femmes, issus de familles juives, arabes, kabyles, métropolitaines, de colons, scolarisés à Alger, Constantine, Oran, en campagne, sont invités à dérouler la « pelote des souvenirs » (Alain Vircondelet, 317) pour inscrire ensemble la « trace mémorielle » (Noureddine Saadi, 285) de ce temps perdu resté si vivant en eux. Ils évoquent tous leur entrée dans l’institution, la place de l’école dans leur milieu, les éventuels autres lieux éducatifs (école coranique et talmudique, cinéma), leurs autres langues, la pédagogie, les programmes, les jeux. Ils égrènent les noms des rues, des écoles, des enseignants, des camarades, s’arrêtent sur l’anecdote qui les a marqués.
Surtout, ils célèbrent avec ferveur leurs instituteurs(trices) qui sont parfois aussi leurs parents, toujours des initiateurs par la langue qu’ils imposent, les livres qu’ils prêtent, les valeurs qu’ils transmettent, le respect et la séduction qu’ils inspirent durablement. L’ensemble du volume semble dédié à la glorification de ces figures tutélaires, vivant leur « sacerdoce » (Héliette Paris, 270) dans des conditions difficiles mais soulevées par une foi inébranlable : « elle croyait aux vertus de l’instruction pour vivre ensemble » dit la fille de l’institutrice Odile Lalanne aux cent filles par classe en Kabylie (186), « il croyait à la suppression des inégalités par l’instruction […] son métier était un acte politique » dit Simone Molina de son père (247-248). L’école « coloniale » (Dany Toubiana, 313) était une « coque protectrice » pour Christine Ray (283), le lieu du « mélange ethnique » et laïc pour Benjamin Stora (308). Ces « hussards de la République » (Simone Molina, 247 et Dany Toubiana, 312) sont présentés comme les apôtres d’un savoir libérateur, des « passionnés du Savoir et de sa transmission » (Mohamed Benhamadouche, 59). Les auteurs, presque tous écrivains de langue française aujourd’hui, anciens excellents élèves (sauf Leïla Sebbar, fille d’instituteurs et écrivain) sont fiers d’être le produit de ce travail aujourd’hui critiqué pour des raisons idéologiques inverses dans les deux pays (ce point n’est pas abordé mais il sous-tend l’entreprise). C’est qu’ils appartiennent à la dernière génération, celle qui a dû quitter le pays en 1962 ou pour quelques-uns durant la terreur islamiste, avant d’y retourner en pèlerinage pour des retrouvailles ou la lecture d’archives miraculeusement oubliées. Ils ne manquent donc pas d’évoquer, associés à l’école, les bribes de guerre qui arrivaient jusqu’à leur espace enfantin (rumeurs, déménagements précipités, départ des enseignants, soldats croisés, assassinat des inspecteurs et de Mouloud Feraoun le 15 mars 62 mentionné trois fois) et que la suite leur a fait comprendre. Ces communes expériences intègrent ainsi les contributeurs issus de milieux souvent séparés en une « communauté » devenue ici homogène à laquelle appartiennent d’ailleurs tous les lecteurs qui, comme eux, ont rempli leur encrier, plongé dans l’armoire de la bibliothèque et respecté leur maître.
On l’aura compris, ce volume aux textes touchants, simples, poétiques, parfois drôles, fonctionne sur le registre des émotions enfantines et du regret d’un monde perdu. L’ambiguïté réside dans l’approche affichée de relever du registre de l’histoire et de commencer en 1930. C’est donc une excellente idée de compléter ces points de vue par des références plus objectives, une bibliographie des travaux effectués sur le sujet et des reproductions des manuels conçus et diffusés pour l’Algérie. Cependant, au terme de ce qui peut apparaître comme un monument (un tombeau) à la gloire de l’école républicaine et laïque, un certain malaise persiste face à l’absence de tous ceux qui ne peuvent exalter un moule qui ne les a pas émancipés ou dans lequel ils n’ont pas été admis, ceux qui demeurent en Algérie, ceux qui ont enseigné dans ce contexte difficile (ce soldat improvisant une classe, évoqué par Mehdi Charef, 95, ou des militants nationalistes). Le choix de ne garder que le point de vue naïf des enfants, même si certains textes y ajoutent une brève analyse des trajectoires et réflexions personnelles ultérieures, pour être une précaution, édulcore un sujet passionnant. Si bien des acteurs de la génération précédente sont déjà partis, nombre d’entre eux ont laissé des souvenirs qui auraient eu toute leur place ici. Ce volume, pour ne pas être un panorama de la vie scolaire en Algérie entre 1930 et 1962, est un merveilleux lieu de rencontres où les témoignages de reconnaissance communs envers une école et ses acteurs s’accompagnent des positions diverses parce que la société algérienne l’était et que les écrivains savent construire des récits avec l’histoire, leurs mots, leurs émotions.
Dominique Ranaivoson
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