Zé, Gus Sauzay
Zé, Éditions Trente-trois morceaux, octobre 2017, 72 pages, 12 €
Ecrivain(s): Gus Sauzay
Zé a cinquante-deux sœurs, qu’il a le mérite d’assez bien connaître. On ne saura de lui que le destin congru que lui laissent leurs aventures successives.
Voici neuf d’entre elles, pour donner idée du monde (c’est son premier livre) de l’écrivain (36 ans) Gus (Guillaume ?) Sauzay :
« June, la deuxième sœur de Zé, a toujours refusé de devenir majorette, parce que les majorettes finissent toutes sous un tas de bûches ou dans une bétonneuse ».
« Belina, six ans, la sixième sœur de Zé, fait remarquer à sa mère que les oiseaux devraient voler sur le dos sous la pluie, s’ils voulaient se laver sous les bras ».
« La septième sœur de Zé est culturiste. Zé aime les énormes veines qu’elle a aux poignets, comme des racines de banyan sortant de terre ».
« La vingt-deuxième sœur de Zé achète toujours des assiettes moches qu’elle n’aura pas de scrupules à jeter par terre au cas oùelle se mettrait en colère ».
« Ava la vingt-sixième sœur de Zé aimerait pouvoir se mettre torse nu dans la rue, pisser debout et se gratter sous le kilt, mais voilà c’est comme ça ».
« La trente-neuvième sœur de Zé ressemble à un phasme en pyjama rayé jaune et noir saluant à la japonaise ».
« La quarante-troisième sœur de Zé a le visage strié de fines veines roses et bleues. Quand elle dort, on dirait un vase Ming au fond d’une piscine municipale ».
« Ce n’est qu’une version de moi-même »dit la quarante-cinquième sœur de Zé, dix ans, la main sur la joue après une claque donnée par sa mère. « Ma version originale t’attend en Enfer ».
« Atteinte d’hypertension artérielle, la cinquantième sœur de Zé souffre du signe de Musset, qui lui fait hocher la tête au rythme de son pouls, comme si elle était en permanence en fête techno ».
Disons d’abord que cette superbe galerie de tarées de leur temps ne monopolise pas toute la veule sottise disponible ; Zé lui-même ne fait pas mystère de son arrogante incertitude, ni de ses harassants tics de destin :
« Je ne sais pas vous mais à chaque fois que je suis dans une manif, les oiseaux se mettent à chanter le Code pénal » (p.20).
« Zé regarde une affiche où le Che pointe le doigt vers lui. Zé se tourne vers moi et dit : « J’ai la même affiche en moi. Un jeune homme qui me ressemble me montre du doigt. Mais comme j’esquive il montre le mur derrière moi, où j’ai inscrit mes dettes – à qui je dois de l’argent et combien » (p.38).
« Le froid me fait sentir mes dents trouées et les problèmes liés au manque d’argent en général. Il me faudrait un grand rôle, comme le fossoyeur dans Hamlet » (p.61).
Précisons ensuite que tout, dans ce recueil allusif et badin, est miraculeusement intelligent et juste. Sur les rapports de la beauté (une harmonie, mais à l’arrêt) et de l’histoire (de la totalité, mais à mesure), toutes les suggestions touchent :
« Il faut être malin, passer la beauté sous le manteau de l’Histoire » (p.18).
Sur ceux de la poésie (du chant du désordre privé) et de la politique (du roman de la vie publique), tout est pertinent :
« J’interviewe une jeunanar (sic) hollandaise dans sa caravane. Pour elle, “l’histoire de l’extrême-gauche en France ressemble à un coït monté à l’envers ! De l’orgasme de Mai 68 à nos jours !”. Nous en serions donc à la fin du début » (p.20).
Sur ceux de la vérité (l’éclat transversal de réalité) et de la chair (l’hospitalité de soi à soi d’un corps), les images (de la fécondité indignée, de la coquille d’escargot ultime, de la flottaison exacte du désirable) sont rares et décisives. Trois illustrations :
« Jim Harrison a eu trois filles, toutes les trois nées aveugles. Après la naissance de la deuxième, il lui arrivait d’arracher la lunette des toilettes, de rage » (p.22).
« Un chat joue avec une coquille d’escargot ou un dé à coudre. C’est Charon, le chat noir, qui te montre ta demeure posthume/ Le chat te montre une coquille d’escargot et dit : Tu habiteras là une fois mort. C’est assez grand, tu peux amener une copine » (p.63).
« Juliette la quarante-sixième sœur de Zé est là devant moi. Nous sommes en week-end à Binic. Tu fais la planche, les tétons hors de l’eau, laissant le soleil te sucer les pointes » (p.60).
Et Gus Sauzay ose aussi le dire en concepts :
« La Vérité s’est faite chair et le greffon n’a pas pris, il est tombé de lui-même comme un fruit trop mûr » (p.52).
L’auteur, enfin, avoue franchement avoir l’insolence de l’insomniaque (quand la nuit intérieure refuse d’obéir à l’extérieure, comment respecterait-on le repos des bonnes consciences ?). C’est de Gus que parle ici Nelly :
« Nelly la vingt-huitième sœur de Zé est insomniaque parce qu’elle ne sait pas vraiment fermer les yeuxla nuit. Elle continue à regarder sous les paupières closes… comme si elle baissait simplement un rideau sans éteindre la lumière. Ou comme un appareil photo qui continuerait à prendre des photos avec le cache » (p.37).
Mais dans cette insomnie de l’auteur, il est permis de voir une admirable veille de l’esprit (d’une vorace subtilité, d’une élégiaque ironie, d’une érudite aménité), qui remplit sa géniale – je crois qu’elle l’est vraiment – fonction de présence. On hésite, en tout cas, l’ayant découvert et lu, à rester le crétin satisfait qui, comme une des sœurs de Zé, préfère comprendre ailleurs…
« La trente-troisième sœur de Zé n’aime pas lire, parce qu’alors ses yeux rampent comme des vers le long de la ligne » (p.44).
Justement : merci à l’extraordinaire Zé d’être l’exacte vermine de notre néant.
Marc Wetzel
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