Yugurthen, Bertrand du Chambon
Yugurthen, Seuil Roman Noir, octobre 2014, 240 pages, 18 €
Ecrivain(s): Bertrand du Chambon Edition: Seuil
« En regagnant le parking, il souriait. Il se sentait comme un passager clandestin. Qui aurait pu devenir ? Yugurthen Saragosti, juif et berbère, inspecteur de police au commissariat du 1er arrondissement, suivait les préceptes des sages ismaéliens, et d’un groupe de prière animé par des soufis. Parfois même, déguisé, il se rendait à la mosquée, pour garder le contact. Et d’autres fois il se rendait à la synagogue. Certains jours, Dieu était là ».
La littérature noire est toujours une question de style, de personnages et de langue. Marseille et Paris en savent quelque chose. Elles ne s’opposent pas seulement sur les terrains de football – le style, sur le climat, le mistral affute l’imagination, le soleil la fixe. Mais aussi sur le territoire des opérations, enquêtes, meurtres, vols, truands, dealers et flics – la langue. Marseille ou la démesure des règlements de compte, vieux souvenir de la French Connection, comme si parfois les voyous se prenaient pour des personnages du Parrain, de la folie, qui est tout sauf douce, dans la violence mafieuse. Dans les années 90, Montale ne pouvait opérer et rêver qu’entre le Panier et le Vieux-Port ;
Yugurthen, nouveau venu dans le paysage, se glisse dans son ombre, protégé par Notre Dame de la Garde, et un maître Soufi. Izzo, à son corps défendant est devenu la statue du Commandeur du polar marseillais, Chambon le sait, mais il a le talent de s’en éloigner d’un coup d’aile, comme une mouette de la Pointe Rouge, sans jamais le perdre de vue. Yugurthen est un flic presque comme les autres, armé et souriant, têtu et drôle, colérique et stratège, un flic qui ne s’en laisse pas compter, il a la loi pour lui, mais aussi le style et la langue.
« D’où peut parvenir une idée de génie ? On prend son temps, on laisse vagabonder sa pensée : on est choisi, on ne choisit pas ; on ne cherche pas, on trouve, selon le célèbre mot de Matisse que Picasso prétendait sien ; on se laisse dériver, glisser, partir au fil de l’eau. Les poètes le savent. Les autres gens le savent moins ».
Yugurthen va se laisser glisser au fil de l’eau de l’enquête sur la mort violente de Sadak. Un Maghrébin retrouvé près des Arnavaux, peu d’indices d’entrée de jeu, mais petit à petit un écheveau de signes et de personnages : une carte postale ancienne de Marseille, un certain N2C, monsieur Je-Sais-Tout de la pègre locale, un vrai faux poignard Corse, un dealer, un notable, un flic véreux, un faux témoignage, une prostituée. Des pistes qui se croisent, et s’entremêlent, des mensonges et des aveux qui se tissent et débouchent sur des éclaircies et sur Mélodie qui va en quelques regards mettre en musique la nouvelle vie de Yugurthen.
« Le mois de septembre venait de s’ouvrir, tout chaud, et Marseille s’éveilla, encore toute chaude et duveteuse du sommeil de l’été. Yugurthen se sentait heureux, content, prêt à parcourir les cieux de Provence en Deltaplane ».
Bertrand du Chambon déploie son roman avec le talent d’un joueur de poker, prenant le temps de dévoiler une à une les cartes qu’il tient en main, les pires comme les meilleures, et son intrigue blanche et noire tient dans ce dévoilement, jusqu’à la mise sous les verrous du meurtrier de Sadak, du moins de celui qui s’en accuse. Yugurthen n’est dupe de rien et de personne, même s’il se fait parfois rouler dans la farine, il ne s’en laisse pas compter, et se prend souvent très au sérieux, en flic lettré certes, mais en flic sans fard.
« – Mais qu’est-ce que j’ai fait pour que vous me… ?
– …Me haïssiez ainsi ? Justement, tu ne m’as rien fait, mais je te déteste. Je hais les dealers. Vous attirez les minots dans la poudre et vous les tenez comme un poussin dans la pogne du chasseur. Vous niquez leur vie jusqu’à l’os ! Pour moi, vous êtes pires que des pointeurs car, eux, ils niquent les gosses qu’une ou deux fois ! Vous, les dealers, vous niquez les gamins pour la vie ».
La littérature noire marseillaise peut donc compter sur un nouveau flic, même si à la fin du roman, il prend le large, elle peut compter sur un flic de l’entre deux, entre les deux rives de la Méditerranée, entre vérités et mensonges, passions et justice, un flic presque comme les autres, comme Marseille est une ville presque comme les autres.
« Le soleil n’avait pas trop voulu s’attarder sur Marseille. A peine le port et les gros chats blancs et noirs que figuraient les ferries se furent-ils réchauffés sous ses rayons bienfaisants qu’il s’en fut, sans doute pour assécher l’Afrique de l’Est et autres contrées bénies. Le soleil brille où il veut, songea Volpellio ».
Philippe Chauché
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