Watertown, Frank Sinatra, Reprise, 1970 (par Didier Smal)
Et si on célébrait un sublime et bref roman américain, peu importe qu’il s’agisse d’un album de musique pop publié par Frank Sinatra ? Après tout, Bob Dylan a été nobélisé, Bruce Springsteen est l’un des meilleurs nouvellistes américains (et Nebraska son plus beau recueil, épuré et pourtant riche en histoires qui se déploient dans l’imaginaire de l’auditeur), Leonard Cohen (canadien, mais américain d’adoption) est un des plus vibrants poètes du XXe siècle, Joni Mitchell a écrit et interprété de pures merveilles d’élévation, Townes Van Zandt a écrit avec Kathleen une des plus belles tragédies amoureuses du vingtième siècle et The Cuckoo vole aile à aile avec le Corbeau de Poe – et la liste pourrait continuer, au fil des soirées passées en compagnie de disques qui sont autant d’amis.
Alors, oui, Watertown, publié en 1970, est un grand roman américain, et pourtant universel – et quiconque a ajouté « comme tout grand roman américain » a raison, mais peut retrancher le « américain », tant qu’à faire.
À cette époque, Sinatra (1915-1998) est au faîte de son talent vocal, sa voix se déploie sur des disques plus complexes qu’autrefois (September of my years, My Way, Cycles), parfois en compagnie des plus grands le temps d’une dizaine de chansons (Basie, Ellington, Jobim) : on est loin des premiers albums, même si on y trouvait quelques merveilles au long cours déjà (Strangers in the night ou In the wee small hours of the morning, dont les pochettes seules ouvrent tout un imaginaire), on est en compagnie d’un homme à la belle maturité, qui a gagné sa relative autonomie artistique (il publie sur son propre label, Reprise, depuis 1961). Sinatra n’a plus rien à prouver, le monde est à ses pieds – et il est même parvenu à s’approprier le répertoire de la nouvelle génération le temps d’une reprise sidérante de Yesterday, que d’aucuns pourraient juger maladroite voire opportuniste (oui, elle l’est probablement), mais qui sonne juste vraie, cinquante ans plus tard.
Et voici qu’arrive Watertown, album énigmatique ne fût-ce qu’à cause de sa pochette, signée Ove Olsen : un dessin, très narratif, dans les tons sépias, celui d’une voie ferrée solitaire longeant la gare dépeuplée d’une petite ville, Watertown, la fumée d’un train au loin, point de fuite, une silhouette vue de dos s’éloignant des rails – mais surtout aucune photo de Sinatra. Et le verso, dessiné de même, montre la place de la même petite ville, quelques commerces, un clocher au second plan, et la même silhouette perdue, seule, sous un ciel qu’on imagine volontiers pluvieux, dans un vent frais voire froid, à considérer comme cette petite silhouette est engoncée dans un grand manteau. Diantre, même si la pochette de Cycles, l’album précédent, était déjà d’une grande mélancolie (une photo d’un Sinatra comme atterré), celle-ci fait passer les tableaux de Hopper pour des festivals colorés et joyeux. Surtout, elle donne l’impression d’un album hors du temps, et hors de l’œuvre de Sinatra : Neil Young ou d’autres singers-songwriters contemporains auraient pu adopter pareil visuel (autant l’avouer : on a découvert cet album à cause de sa surprenante pochette, puis Sinatra est devenu un familier), pas le crooner favori de ces dames.
C’est que Sinatra, alors un rien en perte de succès commercial malgré son renom, sur Watertown, n’est plus un crooner, c’est juste un chanteur, rare, d’une profondeur expressive absolue, vibratoire et posée à la fois comme peu ; il est le style, la ponctuation, le phrasé magnifiques d’une histoire racontée en dix chansons pour autant de chapitres ; il est, lui qui porte des mots simples et exacts, donc magnifiques, dans la fluidité d’un style musical qui touche au sublime, qui raconte l’histoire autant que les mots, qui accompagne les mots avec une fluidité absolue. Qu’on appelle ce style « chamber pop », qu’on puisse analyser les arrangements pour y mettre au jour de beaux reliquats jazz, qu’on puisse même faire la jonction entre les arrangements de Watertown et ceux qu’écrivit Lee Hazlewood pour Nancy Sinatra un peu plus tôt, tout cela importe peu – cette musique est au service d’une histoire, porte haut, très haut, l’histoire racontée d’une voix comme détachée et pourtant présente, celle d’un Sinatra qui ne cherche plus à séduire mais à dire. Peut-être cet effet vocal est-il lié à un phénomène unique dans la discographie de Sinatra : si le chanteur a bel et bien assisté aux enregistrements orchestraux, il a posé sa voix par la suite dessus, seul en studio. Cette solitude vocale, c’est aussi celle de l’homme qu’il interprète dans Watertown.
Quelle est l’histoire de Watertown ? Rien, rien du tout : Jake Holmes, le parolier, a simplement écrit l’histoire d’un homme élevant ses deux fils seuls alors que sa femme l’a quitté. Point. C’est une histoire brève, en plus : trente-trois minutes environ, dix chansons, deux faces. Oui, mais elle est riche, avant tout de sa cohérence. On peut qualifier Watertown de concept-album pour sa structure ; on préfère considérer que cette structure est bellement liée à l’histoire à raconter. Une face pour dire la séparation et la vie qui se poursuit ; une face pour dire les regrets et aussi la résignation espérante – mais sans amertume, avec juste une clairvoyance douloureuse, celle qui parfois nous accompagne le reste de notre vie après que nous avons conscience d’avoir raté le coche, d’avoir été aveugle ou trop pudique, sourd ou muet, bref un truc dont on se dit qu’on fera mieux la prochaine fois tout en ayant conscience qu’il n’y aura pas de prochaine fois. Et c’est en écrivant ces mots qu’on se rend compte à quel point Watertown est un disque, ou un roman, ou tout simplement une histoire, qu’on ne peut probablement ressentir dans son âme qu’à l’âge approximatif de Sinatra en 1970.
La grande vertu de l’histoire de Watertown, tant musicale que lyrique, réside dans une riche simplicité, une économie d’effets sublimée par la voix de Sinatra. L’album s’ouvre sur ces mots : « Old Watertown/nothing much happening down Main/’cept a little rain ». Tout est dit en onze mots, un décor est planté, on sait, on se souvient, on imagine ; rien de neuf, rien d’affriolant, le Nobel de Littérature est loin, que du juste, de l’exact. Du vrai. Il en va de la sorte tout au long des dix chansons de Watertown, que ce soit pour raconter le moment du départ d’Elizabeth (« she tells me I’m not to blame/but when I ask the reason why/she reaches out across the table/looks at me and quietly says goodbye », Goodbye (She Quietly Says)), la lettre envoyée racontant des petits riens faute de trouver les mots (« guess that’s all the news I’ve got today/least that’s all the news that I can say/maybe soon the words will come my way, tomorrow », Michael & Peter) ou énumérer les beaux souvenirs (« always some new recipe/the kitchen always looked like world war three », What A Funny Girl (You Used To Be)), jusqu’au désir que le train ramène la femme aimée (The Train, à citer dans son intégralité). Jake Holmes a simplifié les textes à l’extrême, les a réduits à l’os ou presque, et ils retrouvent une chair, une amplitude dans l’imaginaire de l’auditeur, portés qu’ils sont par la voix de Sinatra et les arrangements de Bob Gaudio.
Alors, on admet : cette chronique, c’est un peu une galéjade – c’est aussi un rappel à ceci de simple, d’évident : un roman, c’est avant tout une histoire, portée par un style, une voix. De là à considérer que Watertown est un roman magnifique, il n’y a qu’un pas. D’autres albums en sont (on peut penser au Village Green des Kinks, pour juste en citer un de l’autre côté de l’Atlantique et éviter le rock progressif et ses horreurs), mais peu sont aussi cohérents, aussi émouvants, aussi pénétrants. Aussi vibratoires. On lit Watertown par les oreilles, on le ressent dans les tripes. Et c’est beau.
Didier Smal
Frank Sinatra (1915-1998) n’est pas un romancier américain ; à certains égards, sa vie a été un roman.
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