War and Breakfast (Shoot, Get Treasure, Repeat), vol 1, Mark Ravenhill
War and Breakfast (Shoot, Get Treasure, Repeat), vol 1, traduit de l’anglais par M. Goldberg, C. Hargreaves, D. Hollier, G. Joly, S. Magois et B. Pélissier, juin 2014, 224 p. 17 €
Ecrivain(s): Mark Ravenhill Edition: Les solitaires intempestifs
« Pourquoi vous nous faites sauter ? »
Ces premiers mots du volume 1 de War and breakfast sonnent comme un coup de tonnerre : il sera question de la violence de la guerre, du terrorisme et d’une société sûre de ses valeurs contre le monde des « enturbannés » dans la suite des neuf pièces courtes d’un ensemble qui en compte dix-sept, que Ravenhill publia en Angleterre en 2008, soit cinq ans après le début de la guerre en Irak menée aux côtés des Etats-Unis, sous le gouvernement Blair. Chacune d’entre elles est traduite par un traducteur jouant à la fois sur l’idée d’une suite dans laquelle chaque texte peut-être autonome mais aussi constitué comme un morceau d’un puzzle dramatique. En effet, d’une pièce à l’autre, l’auteur établit des ponts : retour de certains personnages (en premier lieu, les soldats), de certains dispositifs (chœurs et dialogues), expressions en leitmotive telles « liberté et démocratie » ou « alléluia ! ». La guerre du titre en est le fil conducteur et le breakfast, l’écho dérisoire des occidentaux même si la fresque a été montée à l’heure du petit-déjeuner, durant l’édition de 2007 à Edimbourg.
Ravenhill donne la parole aux « gens bien », à ceux qui se réfugient dans le tout sécuritaire contre le terrorisme qui, l’air de rien, transforment la prétendue démocratie en monstruosité politique. Ravenhill joue alors sur des registres variés, allant de la satire, en passant par l’ironie, le grotesque et le tragique dont le modèle est celui du grec, Euripide.
Les troyennes, traduction de M. Golberg
La première courte pièce renvoie au modèle grec et à celui du chœur antique (« un chœur de Femmes », p.19) qui reviendra d’ailleurs dans d’autres pièces de l’ensemble. Comme dans la pièce d’Euripide, ces femmes seront comme des survivantes de la guerre des attentats qui finalement les emportera. La pièce sert d’ouverture comme dans des œuvres lyriques, introduisant des thèmes à venir. Apparaissent, pour la première fois, la mère d’Alex (présent ensuite dans 2 pièces), et Marion. La guerre, la nouvelle guerre de Troie va contaminer tout le reste du volume à partir de la pièce d’incipit. Les femmes s’adressent à un poseur de bombe-spectateur et lui demandent des comptes. Elle s’introduit concrètement dans la dramaturgie par le biais d’annonces en capitales d’imprimerie, qui décrivent l’acte terroriste : voiture piégée, p.26, kamikaze faisant sauter un centre hospitalier, p.27, et enfin une explosion retentit après le passage d’un poseur de bombes, éclairant les spectateurs « d’une grande lumière blanche ». Un soldat mi-ange, mi-homme surgit enfin, proclamant la guerre : « on commence », p.35, et la guerre dans toutes les autres pièces occupera l’espace théâtral et scénique.
Grand-peur et misère, traduction de D. Hollier
Cette deuxième pièce dans le volume n’a été écrite qu’en quatrième position. Elle établit une rupture avec la précédente en resserrant la parole échangée seulement entre deux personnes, un couple marié et le lieu : une cuisine. Toutefois, elle développe aussi la parole d’une des femmes du chœur, Olivia, mère d’Alex dont il a été question dans les Troyennes. Alex est dans sa chambre, invisible pour le spectateur. Le mari et la femme parlent de leur sexualité, de leur intimité mais tout d’abord dans le décalage comique entre violence du viol et câlin. Ensuite le ton monte entre eux (répliques en lettres capitales). Ils sont eux aussi en état de guerre contre le monde extérieur : les gitans, les camés, les terroristes, les gangs les obsèdent. Logorrhée paranoïaque (p.54) :
LE MONDE NOUS ATTAQUE, LA TERREUR NOUS DEVORE ET TOI… NOUS AVONS BESOIN DE GRILLES. NOUS AVONS BESOIN DE, DE, DE…
Les deux personnages utilisent un baby phone pour surveiller le sommeil de leur jeune fils et malgré les différentes installations de contrôle qu’il y a dans la maison, un soldat (sans tête) pénètre dans la chambre du garçon. L’ont-ils conçu dans l’amour ou dans le viol ? Cette question du début de la pièce semble trouver sa réponse dans le retour du quotidien, le retour à leur médiocrité.
Guerre et paix, traduction de S. Magois
Ce troisième opus peut être considéré comme l’acte II de la pièce qui la précède puisqu’il met en présence le soldat et Alex ; ils s’entretiennent à distance en effet, Ravenhill introduit dans leurs répliques le verbe d’énonciation « dire » comme pour marquer nettement le grotesque de la situation. Le soldat qui a été blessé dans le désert, sans doute irakien, demande avec insistance au garçon de sept ans, féru de finances et de latin préscolaire, de lui donner sa tête. Ces deux personnages appartiennent à deux mondes, à deux univers sociaux bien différents : l’enfant surprotégé et le soldat rustre, grossier et porté sur le sexe, homme de mains du pouvoir, considéré par le premier comme « UN MONSTRE ». Mais paradoxalement, c’est bien le soldat qui porte la parole la plus juste, celle qui répète que la guerre ne cessera jamais (répétition martelée de l’adverbe ENCORE, p.76). Et d’ailleurs Alex est bien obligé de l’admettre en prononçant les derniers mots du texte : « Et la guerre continua ».
Hier un incident s’est produit, traduction de C. Hargreaves
Retour à la construction chorale. Cette fois-ci, il s’agit d’un groupe de Présentateurs/Présentatrices qui s’adresse, comme en aparté, aux spectateurs, d’autant qu’ils évoquent l’agression dont a été victime l’un d’entre eux, un comédien. Ils lancent un appel à témoin, demandant que quiconque ayant assisté à un acte de violence se manifeste sous peine d’être traité d’« œuf pourri » et surtout d’être marqué au fer « chauffé à 250 degrés ». Ravenhill démonte ici les mécanismes insidieux d’une prétendue démocratie, qui utilise des moyens de répression dignes d’une dictature et ce, au nom de valeurs chrétiennes et occidentales. Un autre personnage, dont on lit les messages, Marion, épouse de la victime, affirme qu’il faut les enfermer pour toujours. Dans les ténèbres. Guerre sans merci des « normaux » contre la « racaille ». A la fin du texte, entre en scène un homme affaibli peut-être par des séances de torture : il se repent d’avoir été un œuf pourri. Triomphe de l’ordre que Ravenhill avec sarcasme fige : « quel monde formidable. Bonne journée », tandis que l’homme au sol perd connaissance.
L’Amour (mais ça ne le ferait pas), traduction de S. Magnaud
Cette pièce est dans l’ordre de la rédaction, la huitième. Elle revient sur une forme de dialogue entre un homme et une femme dans un espace intime : un soldat doit veiller à la sécurité d’une femme plus âgée que lui, dans les affaires. Leur échange fonctionne là encore de manière décalée : lui est préoccupé par le sexe et elle, par la diététique.
Ils sont, comme c’était le cas pour Alex et le soldat, des représentants de sphères sociales éloignées. Elle a besoin de lui en qualité de garde du corps et lui a besoin de « baiser ». La trajectoire que suit le texte passe par une montée de violence (TA GUEULE FERME TA GUEULE, p.131) et une retombée, un certain apaisement de leurs relations, à la fin. Le soldat parle d’amour et elle ne se refuse plus totalement. Enfin comme un espoir.
L’Apocalypse, traduction de G. Joly
Deux autres pièces séparent cette pièce de la précédente. Comme le suggère son titre, la dimension religieuse (chrétienne) tient une place encore plus marquée que dans d’autres textes du volume 1. En effet les deux personnages, un homme, Honor, et une femme, elle aussi plus âgée que lui, Emma, parlent d’un « il » qui n’est autre que dieu. Ils évoquent leur mal de vivre. Ils sont tous les deux « des petits anges aux ailes cassées » : dépressif ou alcoolique, malade. Emma quant à elle est une de ces mères de douleur puisqu’elle a perdu son gamin, mort à la guerre. Honor se réfugie dans la parole patriotique. Tous deux ne cherchent au fond qu’une chose : le Royaume des cieux.
La mère, traduction de B. Pélissier
Nouvelle figure de mère mais cette fois-ci forte malgré tout. Deux soldats (un garçon et une fille) sont chargés de venir apporter une nouvelle tragique à Haley Morrison : son fils, Darren, a été tué au combat. Pendant tout le déroulement de la pièce, Haley qui sait en vérité, va occuper le champ de la parole, empêchant les soldats d’aller plus loin que l’évocation de son nom de famille. Elle parle de tout et des riens de sa vie modeste dont l’activité principale consiste à regarder la télé en zappant d’une émission à l’autre. Ce n’est qu’à la fin qu’ils pourront lui apprendre la triste nouvelle. Il n’y a pas de cri. Elle perd un peu pied en faisant du soldat, son fils, quelques instants en le soignant après l’avoir mordu. « Bienvenue chez toi » lui dit-elle. Et c’est surtout la didascalie finale, le silence absolu qui nous révèle magnifiquement tout le désespoir d’Haley.
Le crépuscule des dieux, traduction de G. Joly
Ravenhill s’amuse encore avec ce titre faussement wagnérien. Le texte réunit deux femmes, l’une anglaise sans doute, et la seconde, Susan (irakienne peut-être). La première appartient au corps expéditionnaire occidental, l’autre est une femme du pays envahi, dont la vie a basculé avec l’arrivée des armées étrangères. Elle a tout perdu et elle a faim. Leur entretien tourne autour d’un rapport que Jane doit rédiger sur les comportements des occupants. Elle est dans l’abstraction bureaucratique ; en face d’elle, tandis qu’elle prend son petit déjeuner, Susan lui raconte ce qui lui est arrivé à elle mère d’un enfant de sept ans (il est en somme le contre-point d’Alex). Elle quémande de la nourriture que Jane lui refuse pour des raisons médicales. Pourtant Susan finira par se jeter sur un peu de pain, s’étouffera, et mourra. Jane, représentante de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme, reste impuissante face à la situation de Susan. En vain, elle lui répète par trois fois : ouvre les yeux.
Naissance d’une nation, traduction de C. Hargreaves
Il s’agit de l’avant-dernière pièce de War and breakfast, celle qui précède l’épilogue. Une fois encore, son titre est une allusion à une œuvre préexistante : le film de 1915, réalisé par l’américain Griffith, à la gloire du Sud, au propos nettement raciste et favorable au KKK. On mesure dès lors toute l’ironie féroce de la pièce qui revient à une forme de chœur duquel se détachent des personnages : écrivain, danseur, peintre, performer.
L’action se déroule dans une ville en ruines (Bagdad ?). L’équipe d’Artistes-médiateurs s’adresse aux habitants de la ville-spectateurs. Ils leur proposent après la destruction de leur univers de trouver dans les activités artistiques le salut, le renouveau. Ravenhill raille ces bonnes intentions très condescendantes en caricaturant le groupe d’artistes. Ils recourent même à des méthodes contestables en usant de la force pour soumettre une femme aveugle et sans langue à coopérer à leurs actions culturelles faussement bienveillantes. Ils n’hésitent pas à lui donner un pinceau, un stylo, à « la manipuler », objets qu’elle rejettera. Ils ordonnent : « créez » et plus loin « danse, danse, danse » jusqu’à la folie. Le chœur applaudit et le monde est resté entre les mains des envahisseurs, moralisateurs occidentaux. Bien triste victoire.
Les courtes pièces de Ravenhill parlent au lecteur, spectateur anglais qui comprend la dénonciation politique de l’engagement du pays dans l’aventure irakienne, question qui le concerne directement ; cependant, il y a dans ce théâtre une dimension universelle : celle de la guerre, celle de la domination des plus forts, de la violence et de l’amour.
Marie du Crest
Huit courtes pièces ont été créées en français par la promotion 73 de l’ENSATT à Lyon en juin 2014.
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