Vrouz, Valérie Rouzeau
Vrouz, « poésie », 2012, 170 pages, 16 €
Ecrivain(s): Valérie Rouzeau Edition: La Table Ronde
Valérie Rouzeau est une poétesse extrêmement reconnue dans le monde des lettres, depuis le bouleversant Pas revoir, qui est l’un des livres les plus justes écrits sur l’expérience du deuil. L’un des livres les plus justes car parvenant à inventer au fur et à mesure une forme qui, en se déployant (et en se déployant de telle sorte qu’elle soit invention perpétuelle), échoue à se construire. Cette forme étant essentiellement faite de brisures, de bafouillage, de silence, de non-dit. Or, c’est là justement la prouesse de l’auteure. Car cette forme est seule à même de pouvoir dire quelque chose de la mort. Dans ses manques manifestes, elle parvient à capturer l’impossibilité dans laquelle se tient tout auteur d’élaborer un discours sur la mort, sur la perte, un discours pouvant rendre perceptible, à quelque niveau que ce soit, le manque foudroyant qui reste dedans le cœur comme un orage, quand quelqu’un de proche, d’aimé, suspend la mélodie de son être dans le grand lointain.
Il y a peu, Rouzeau a publié Vrouz, des sonnets qui n’appartiennent qu’à elle, et qui disent avec une grande humanité (1) et une grande sincérité l’être plongé dans le quotidien, dans son cours, qui le plus souvent remue, jusqu’au tréfonds parfois, quand la méchanceté est de la partie, par exemple.
Rouzeau dit (et, en le disant, implicitement le blâme) ce monde qui étouffe les individualités pour les clouer à l’impératif du paraître, duquel nous ne pouvons sortir qu’en étant aussitôt déconsidérés par nossemblables.
« Voilà maintenant suis fixée
J’ai l’âge où un gars défoncé
Dans un métro de nuit bondé
Éructe et me tend un billet
Pas du tout doux pas doux du tout
Un billet rose pourtant mais bouh
Billet de banque de dix euros –
C’est pour t’acheter une teinture –
Je n’ai pas compris tout de suite
N’ai pas saisi du premier coup
Le message en sa vacherie
Quand je suis sortie à l’air libre
La lune éclairait sans scrupules
Les gens les choses jusqu’aux racines ».
L’une des singularités de ce recueil, par rapport aux précédents (mais il n’y a nullement rupture), c’est la façon suivant laquelle la poésie de Rouzeau s’inscrit dans le présent le plus présent, dans le quotidien le plus quotidien, composant des sonnets qui sont des instantanés de trajets, de rendez-vous…, d’événements infimes qui font toute la circulation du sang d’une journée…, et qui, en tant qu’instantanés, se veulent le plus justement possible proches de ce dont ils parlent, dans la démarche syncopée du vers, qui traduit le rythme du regard, de la conscience, du retour de la conscience sur elle-même, autant que la marche du temps en avant.
« Pendant qu’elle digitale envoie textos
Ses orteils dansent nus vernis vernis nus
Sous son trône d’un moment siège de tram
Elle pianote joliment ses jtm
Sur le bout des doigts ses ongles papillonnent
Rose et noir noir et rose aux mains aux pieds
Gracieuse et concentrée tkt lol dsl
Elle envoie ses textos comme des bulles des baisers
En traversant le paysage de printemps
Les arbres en fleur pommiers pêchers
Peuplés de turques tourterelles
Voie royale vers quel paradis
Est-ce aimer est-ce fragiles abeilles
Émue remuée jusqu’aux orteils ».
Et, souterrainement, la poésie de Rouzeau dans ce recueil cherche constamment à dire le monde comme il va (mal), le monde dans son mouvement. Qui est d’incessamment persuader l’être qu’il n’a besoin que du matériel, de la possession de celui-ci, pour s’achever en tant qu’être. S’achever pourresplendir.
Le monde suspend ainsi chaque homme et chaque femme, invisiblement, au-dessus du vide, ne leur laissant aucune place au-dedans, pour l’épanouissement d’une intériorité, d’une unicité.
L’intériorité : cette fleur à l’écart du bruit.
Cette rumeur de fleur, qui n’est pas un nénuphar conduisant à la mort mais qui est simplement une musique intérieure qui peut se lire sur les expressions du visage, qui peut se reconnaître dans les phrases que l’on se renvoie dans la nuit, avec infiniment de délicatesse, quand le respect et l’amour se tiennent la main.
Matthieu Gosztola
(1) Qui est palpable dans la façon suivant laquelle le poème éclot, sans jamais se départir d’une simplicité qui le rend frère de la parole de silence – quand la bouche se ferme pour laisser parler le cœur en-dedans.
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