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Voix poétiques, Vers… à la rencontre de l’Autre (Hermann)

Ecrit par Marie-Josée Desvignes 25.03.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie, Hermann

Voix poétiques, Vers… à la rencontre de l’Autre, février 2017, sous la direction de Giovanni Dotoli, 300 pages, 30 €

Edition: Hermann

Voix poétiques, Vers… à la rencontre de l’Autre (Hermann)

 

« En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps », René Char.

Dans sa préface intitulée La poésie écoute-habite, Giovanni Dotoli introduit un ensemble de réflexions autour de la rencontre avec l’Autre que sont toutes Voix poétiques. On y trouve des essais critiques et des Ecritures sur l’Autre, deux parties distinctes sensées séparer la réflexion et la rencontre peut-être, mais celle-ci ne manque pas de se retrouver aussi dans certains articles de la seconde partie.

Ouvrage très riche dont la réflexion est de montrer comment les voix poétiques se chargent d’embellir la vie et qu’il nous revient de les parcourir avec une joie enfantine. C’est Henri Meschonnic qui ouvre la première partie et Jacques Ancet la seconde. Y sont convoquées d’autres voix comme celle de Salah Stetié entre autres et pour les plus connues.

C’est un ensemble dense qui dans sa robe rouge donne l’intensité du paysage de la poésie vivante y compris dans sa réflexion alerte. Combien de sens a la poésie ? Où se loge-t-elle ? « Le poète et la poésie viennent en symbiose dans un rêve qui est réalité, presque imperceptifs comme l’air, le vent, l’eau, la neige, le souffle », dirait André Breton. Le poète met au monde, et « C’est en poète que l’homme habite la terre » (Hölderlin).

Voix ininterrompues, corps agis par la voix, passeurs de sens et de langues, les poètes s’unissent et construisent un paysage. « Je suis de plus en plus convaincu, nous dit Giovanni Dotoli, que la poésie est la voix du corps du poète […] musicale, parlante, silencieuse, bruyante de ronronnements » (cf. son ouvrage Les Voix de Montaigne).

Tous voyageurs de la voix. Avec Meschonnic, le réel se recompose avec et par la voix de la poésie et se continue chez le lecteur. « La poésie défie le temps par sa langue-voix » ou encore chez Bonnefoy « le poème est une phonation ». Parce qu’il est corps et voix, il se donne et est fait pour l’Autre, et « se dédouble à l’infini », « le corps du poème cherche sa voie-voix comme dans une symphonie ad libitum ». Présence et exil (cf. St John Perse) il est un et Tout. Cathédrale de mots, le poème se construit dans et par le sacré, il fait appel au divin, nous dit en substance Giovanni Dotoli. « Le poème est sur la voie de Dieu », chemin « vers la voie du Cosmos », pas de poésie sans expérience.

Le poète expérimente donc, vit et retransmet, il donne à voir le monde, sa fragilité, sa vulnérabilité. Il vient du quotidien et le transcende pour en délivrer le sens. Il vient d’un temps vertical qui échappe à la banalité, « celui de la conscience, échappatoire au temps horizontal, au moyen de l’illumination (…) temps de l’essence spirituelle et de l’absolu ». Il est « l’homme de vérité qui se révolte au monde rêve ». « (…) Le poète et le mystique suivent la même voie […] le mystique va vers la transparence spirituelle, le poète va vers le cristal et l’être ».

Jean-Claude Pinson ne parle-t-il pas de philopoésie et de poésophie, et le symbole par excellence en est bien Yves Bonnefoy. Avenir d’un monde qui se désagrège, la poésie est pourtant peu considérée. Cependant « en notre peur angoissée, en cette aube d’un avenir exaltant et mystérieux, la poésie s’aventurera à définir la profondeur » (Salah Stetié) nous rappelle le préfacier.

Présence de la poésie dans le hasardeux, le fragile, « en recherche de la parole à venir, c’est-à-dire de l’homme à naître ».

« Elle sera un signe, une trace de notre vie ».

« Acte de voir plus haut que le mur » selon A. Chedid, ou « recherche de conscience » selon F. Cheng, elle est à l’écoute du cœur du monde, de « l’autre monde », une « façon de respirer », un « témoin de son temps », « Seuls les poètes peuvent replacer l’homme au cœur de l’univers » (A. Breton). Le poète sera pour l’avenir le fil conducteur qui libère l’homme ordinaire.

Tremplin vers l’Autre selon Marcella Léopizzi, la poésie transforme celui qui la vit, le poète qui l’écrit, et cet autre, le lecteur, qui la lit. « Pratiquer la poésie n’est pas un métier mais une condition de l’âme ». Elle est réponse à la vie, nous dit Mario Selvaggio. A-t-elle disparu ? Se vit-elle vraiment entre soi, entre gens qui écrivent ? Elle résiste parce qu’elle est vie, « contingence vraie, la nôtre et celle des autres, de tous les autres de la planète et d’autres mondes ».

C’est Meschonnic qui intronise cette réflexion avec un essai intitulé Ecrire la Bible, écrire avec la Bible. Retour sur la notion de sacré au cœur du texte le plus lu et le plus connu pour en dire « le principe de vie » et aussi que « le divin est mêlé au sacré ». En linguiste avant tout, Meschonnic revient sur le Ego sum qu’il traduit non par « je suis ce que je suis » mais « je suis ce que je serai », pour dire l’infini de l’histoire et l’infini du sens, rappelant que le poétique est une archéologie – « l’hébreu biblique ne se dit pas “langue sainte” mais “langage de la sainteté” » – le sens poétique sous le sens religieux dont les différentes traductions ont évacué le rythme, effacer le poème. « Elles débiblent la Bible. Moi, j’embible ces traductions, j’embible le français. Je l’enrythme ». « (…) Il ne faut pas confondre la langue et l’alphabet, comme font certains. Qui ont dit que l’hébreu n’avait pas de voyelles. Voilà ce qu’il fallait démontrer. Voilà pourquoi je déchristianise et je défrançaiscourantise ». La Bible ne différencie pas la langue de la poésie, elle est chant, « chir » et parlé. « C’est en hébreu médiéval, sous l’influence de l’arabe, que chir, chira, prend le sens de poésie. C’est aussi pour lui un travail qui vise à transformer une identité par une altérité ».

Puis Marcella Leopizzi revient sur la présence de l’Autre dans le lyrisme de Meschonnic, convaincue que c’est dans notre rapport à l’Autre qu’on devient soi. Dans cette « aventure du je-monde », il y a la présence de « tu » qui joue son rôle de fusion entre je et tu, entre soi et l’Autre. « C’est tous les jours que je toi » (in Nous le passage) « le je existe grâce au tu et coexiste avec lui ». Ce je autre n’est pas une perte d’identité mais une assimilation, un aboutissement. « L’ensemble des poèmes de Meschonnic est une invitation à entrer en résonnance avec l’autre », à écouter la voix de l’autre. Pour Meschonnic, la poésie du vivre est la vie même.

Un article de Mario Selvaggio est consacré à la poésie du canadien Gaston Miron dont l’œuvre s’affirme comme un « reflet des plus linguistiques du Québec » et dont le poète a voulu par son écriture peindre une situation, celle des « humiliés dans sa langue » dénonçant la « situation linguistique instable et précaire des francophones dans les années 1950 », notamment ce qu’il appelle « la négativité de sa langue » et révélant l’aliénation linguistique, la non reconnaissance d’une langue, une poésie de la révolte parfois proche de la dérision.

Pour Constantin Frosin, « Je est un autre » deviendra « nous sommes tous les autres ». Il revendique l’écho de sa voix dans celles de tous les Autres, « concert de voix du monde, entretissant par la suite des voix joignant tous les bouts de l’humanité ». La belle utopie, dit-il, qui a toujours effrayé les puissants, rappelant la définition que donne le Larousse du mot « poète » : « celui qui n’a guère le sens des réalités, qui manque d’ordre, de logique », et cette peur de voir tous les humains se donner la main pour le plus grand bien des hommes. « Poètes à vos dons de soi, à vos Autres ! Sinon vous y laisserez vos plumes !… Dépassez votre je, pour rejoindre le tu que vous avez tus jusqu’à présent »…

Anne Mounic évoque l’Italie, jardin de l’Europe, terre du récit où le je du récit n’est pas autre mais rapport à son propre silence « animé aux profondeurs, aux ramifications de l’œuvre, ainsi qu’à son devenir dans l’esprit d’autrui ».

Sergio Villani consacre sa réflexion à l’œuvre de Guillevic : la poésie au service de l’Autre. « Pour Guillevic, la poésie doit “toucher”, relier, servir le lien avec autrui et avec le monde ». Ecrire pour réaliser un rêve social. La poésie de Guillevic sert une cause idéologique et humaniste, d’un engagement contre les injustices.

L’article consacré à l’œuvre de Yasmina Khadra par Claudia Canu Fautré dit, sur fond de crise identitaire, la difficulté de l’Altérité, et comment cette œuvre opère dans le sens d’une prise de conscience, insiste sur l’importance de se connaître et de se reconnaître pour mieux aller vers l’Autre.

Une autre conception de l’Autre avec Eric Jacobée Sivry explore la notion de liberté dans la création, et revendique un Art de l’intuition (cf. son Manifeste pour un Art de l’intuition, Hermann, nov. 2016). L’art intuitif du XXIe siècle ou intuitisme naît de ce rapport à l’Autre. Dans l’art intuitiste, « l’autre n’est pas seulement l’autre personne c’est tout ce qui nous entoure », la nouveauté étant dans cette acceptation d’être dépossédé de sa création, en sorte que tout ce qui nous entoure participe de cette création, l’intuitif se laisse agir par cette intelligence du monde qui ne dépend pas de sa seule volonté. Il s’agit pour l’intuitif de se nourrir de l’autre et d’accepter qu’une partie de son œuvre ne lui appartient pas, mais est dictée, influencée par ce qui l’entoure.

Francesca Dosi aborde dans son article Le Reflet de l’Autre, la parole miroir d’Emmanuel Carrère et la question de la « non-fiction romancée ». Il s’agit selon elle, pour l’auteur, d’une tentative ultime de s’approprier l’altérité dans son œuvre depuis L’Adversaire jusqu’à Limonov ou D’autres vies que la mienne ; l’autre fonctionnant sans cesse comme un reflet de soi dans une altérité qui peut se rapprocher de cette inquiétante étrangeté, le fameux « umheimlich » freudien qui conduit à la perte du contrôle du moi.

« Narrateur ponctuel “d’autres vies que la sienne”et infatigable conteur, Emmanuel Carrère est un portraitiste qui se cherche dans l’image réinventée de ses modèles par un jeu de reflets inversé et de correspondances en creux (…) Autobiographe caché derrière la biographie de l’autre, il métabolise la différence par son écriture et parvient à la souligner pour la dépasser… ».

Enfin la seconde partie consacrée à l’Ecriture sur l’Autre contient des textes et des poèmes de Jacques Ancet, Camille Aubade, qui dans son essai reprend la notion d’altérité féminine, L’Autre c’est la femme, muse mais sans voix et qui aspire à une reconnaissance. Nicole Barrière dans l’Autre, l’Etranger s’appuie sur la langue-espace de Yves Bergeret pour traduire « l’épuisement des peuples millénaires héritiers d’antiques migrations dans un long remuement de voix ».

Des textes encore de Michel Bernard, Hedi Bouraoui, Francis Catalano, Maggy de Coster, Rome Deguergue, Giovani Dotoli, J.F. Dussotier, Christophe Forgeot, Constantin Frosin, Eric Jacobée Sivry, Sylvie Jacobee Biriouk, Simon Lambrey, Ode, Patrick Navaï et Salah Stetié :

« L’Autre n’est l’autre – une entité complète – que parce qu’il est moi ».

 

Marie-Josée Desvignes

 


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A propos du rédacteur

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Marie-Josée Desvignes

 

Vit aux portes du Lubéron, en Provence. Enseignante en Lettres modernes et formatrice ateliers d’écriture dans une autre vie, se consacre exclusivement à l’écriture. Auteur d’un essai sur l’enjeu des ateliers d’écriture dès l’école primaire, La littérature à la portée des enfants (L’Harmattan, 2001) d’un récit poétique Requiem (Cardère Editeur, 2013), publie régulièrement dans de très nombreuses revues et chronique les ouvrages en service de presse de nombreux éditeurs…

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