Voir et entendre Critique de la perception imaginative, Santiago Espinosa
Voir et entendre Critique de la perception imaginative, éd. Encre Marine, présenté par Clément Rosset, avril 2016, 168 pages, 21 €
Ecrivain(s): Santiago Espinosa
« L’homme recherche la vérité : un monde qui ne se contredise pas, ni ne trompe, un monde vrai – un monde où l’on ne souffre pas… Il ne doute pas qu’il existe un monde tel qu’il doit être… Visiblement la volonté de vérité est ici le simple désir de se trouver dans un monde qui demeure »
Nietzsche, Fragments posthumes
Ce livre est une invitation au cheminement philosophique de l’être, de ce que l’on croit voir et savoir pour veiller à son secret, tout en préservant l’inviolabilité du possible. De la prédominance de la vision au détriment de l’écoute. Et pourtant : « si ce n’est pas moi, mais le Sens, que vous avez entendu, il est sage alors de dire dans le même sens : Tout est Un ».
Mais alors quel œil a la faculté de voir, l’œil de la vue, l’œil de l’illusion, de la raison ou celui de l’immanence ? En somme, la question n’est pas de voir, mais d’être au monde, c’est-à-dire être à la fois dedans et extérieur pour vivre, pour « exister », ou pour être tout à fait précis, « vivre dans l’existant ». Selon Descartes, il y a trois êtres à distinguer, l’objet qui ne peut être vu que grâce à la lumière, la lumière divine, son image et le sujet pensant cette idée. Voir et être vu est en quelque sorte être en dehors de la réalité, une présence des choses réelles comme « absorbée » par le flux des images qui s’y substituent par la raison.
« Nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. Au nom de l’achevé, nous voulons croire qu’un ordre unique existe qui permettrait d’accéder d’emblée au savoir ; au nom de l’insaisissable, nous voulons penser que l’ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard », Perec, Penser/Classer.
A l’image d’Orphée et d’Eurydice : « Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ?, Balzac, in. La Peau de chagrin. Ainsi, les désirs qui sont aux côtés de la vie signifient aussi être à la porte de la mort. Mais alors par quelle nécessité voir l’amour des corps, le regard de l’autre, de l’Autre et soi, sinon pour le regard de l’éternité ?
Cette critique n’a pas la prétention de donner une image raisonnée du livre de Santiago Espinosa, Voir et entendre. Critique de la perception imaginative, mais une image de raison, une interprétation. Je vous invite à faire la vôtre « dé-raison-nablement » en confrontant votre vision du réel avec celle de l’auteur.
« Ici il te faut prendre une vue claire et profonde des choses, porter tes regards au loin et en tous sens, pour te souvenir que le grand Tout est infini et pour comprendre combien notre ciel lui-même n’en est qu’une minime partie, bien moindre que n’est un seul homme à l’égard de la terre entière. Ces principes une fois établis, s’ils t’apparaissent avec clarté et évidence, bien des étonnements te seront épargnés », Lucrèce, VI, 646.
Le plaisir sera visuel ou ne sera pas, car voir n’est pas regarder, mais imaginer : rendre fixe par l’image ce qui est mouvant, percevoir signifie d’ailleurs immobiliser pour Bergson dans Matière et mémoire. En « réalité » nous n’accédons au réel que par son image et c’est cette image qui est véritablement réelle. La réalité sensible de par ces apparences mouvantes, perçues par nos sens, devient alors des signes d’une vérité en principe cachée et qui apparaît comme opposée à la réalité intelligible : « C’est l’âme qui sent et non le corps », Descartes, in. La Dioptrique, IV. L’imagination agissant alors non pas au singulier, mais en assemblant les images fournies par la mémoire. Nous reconnaissons l’objet, le monde, mais nous n’y agissons que d’après cette deuxième forme d’image. Non seulement nous semblons connaître le monde que nous percevons, mais nous avons l’illusion de le connaître auparavant, puisque nous avons la faculté d’en prévoir les conséquences.
L’idée de l’être devient donc, tout comme l’identité personnelle, la « fiction » d’une existence continue, des « lois » de l’expérience, c’est-à-dire vide de sens car « confrontant le réel avec l’irréel », Hume,Traité de la nature humaine. Ainsi : « La pensée, c’est-à-dire les images de la mémoire une fois figées par le langage, permet au vivant de régler ses actes selon l’habitude, selon l’idée de répétition », et ce ne serait que par l’impression, la perception de l’image référencée, le souvenir à une autre censée lui ressembler qui rend possible l’action.
Pour l’auteur, le monde semble être ainsi une répétition éternelle de lui-même, et la perception imagée de l’homme semble confirmer cette idée : percevoir quelque chose en dehors de vous revient à dire que l’être est un produit de l’imagination, ce qui rend du coup la perception inutile. Une perception qui saisit la « présence » des choses du monde dans leur infini devenir, n’exprimant rien qu’elles-mêmes, et fait croire à l’homme qu’il existe quelque chose d’autre que la singularité des objets. L’image peut nous apparaître autosuffisante et nous faire croire que nous pouvons nous passer du réel : « Je sais ce que c’est la perception et je ne crois pas qu’il existe quelque chose de semblable », Derrida.
Mais alors comment définir l’être et qu’en est-il de l’amour pour l’image, si derrière l’apparence, celle-ci est l’image de rien ?
« Il faut que l’œuvre ne contienne rien de réel, aucune observation du monde ou des esprits, rien que des combinaisons tout à fait imaginaires », pour que se susurre à l’oreille du créateur un monde absurde mais juste, d’une réalité fantasmée, prétextes à son bonheur pour créer une image et qui viendra naturellement s’enregistrer dans son esprit où rien n’est ultime, où tout est signe, où tout est fausses apparences. Ces signes renvoyant à d’autres signes et qui permettent à l’image d’être une écriture, un langage. Comme pour ralentir le temps à l’écoute du moindre bruissement, à la moindre respiration, comme si le savoir était dans la relation interne des signes de l’objet, absorbant la lumière, absorbant l’image de soi et non dans l’unique voie sans retour de l’intériorisation de l’autre mais comme un emboîtement invisible du chaos cosmique, c’est-à-dire une présence, une lumière.
Comme si considérer le réel était une rencontre manquée, que l’image créée vient « remplacer ».
Comme si du plaisir à voir, nous passions aux regards du désir, au désir de l’autre, de l’Autre, « c’est-à-dire celui qui manque à tout jamais », Lacan.
Comme l’écrit l’auteur, le regard est cette vision de ce qui ne coïncide jamais avec quoi que ce soit d’appartenance au domaine du réel, mais reste le regard de rien, de notre désir, celui que procure une image de rien : « ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir ». D’où ce « triomphe » du regard sur la réalité elle-même. Un monde du regard qui n’est autre que le sujet du désir, ce que l’on regarde n’est jamais ce que l’on veut voir : « Si, au-delà de l’apparence, il n’y a pas de chose en soi, il y a le regard », Lacan, in. Du regard comme petit objet.
Mais c’est sans compter sur une autre nature du réel, les visages qui expriment tous la même chose : « tu ne dois pas me tuer » et qui selon Levinas, permet d’affirmer que tous ces hommes sont, non pas d’autres, mais les mêmes. C’est donc l’image qui tue le réel, l’objet qu’elle se donne à voir n’est autre qu’un mort et les mots que nous en exprimons ne sont que des images d’images qui s’ajoutent au bruit du silence : « un mot, tu sais – un cadavre », Paul Celan.
« Nous opérons exclusivement avec des choses qui n’existent pas, avec des lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles –, comment pourrait-il seulement y avoir explication quand nous commençons par tout transformer en image, en notre image », Nietzsche,Gai Savoir.
Un réel n’a pas d’image à sa mesure.
Mais comment une image peut-elle se transformer en un brasier ardent ?
Faut-il supporter seul cette combustion de l’amour,
laissant sur les parois de l’existence la suie de cette brûlure !
De cette fumée qui fait pleurer les yeux par tant d’ombrage,
par tant de maladresse, par un temps dévolu à l’insouciance.
À l’enfance du premier émoi,
comme si l’absolu était toujours possible,
comme si le son de ta voix suffisait à me détruire,
comme si ton visage me renvoyait à l’intranquillité du monde.
Où je ne pouvais vivre, seul avec ton cœur nu des souvenirs.
Imprésence de l’existence, en mon cœur lacéré.
On peut vivre en existant une vie en image…
Peut-on à ce point vouloir se déposséder de tout,
jusqu’à ne vouloir ne vivre rien puisque ton image,
n’est autre qu’un dé sans chiffrement
et qui n’a plus de Sir que l’idée d’un homme seul
avec ses habitudes, seul avec ses fantasmes.
Je te dois la vérité :
une réalité qui n’est pas à la mesure de nos rêves
Un basculement à la présence,
d’un absolu de l’existence.
Qui permet à l’être d’exister dans l’univers du vivre :
une jouissance du réel.
En me retirant de toi, Je reviens à vous,
dans l’antre de l’altérité de nos êtres !
Une place dans la symphonie du monde.
Une joie qui désapparaît la noirceur infinie de mon âme.
Lieu du présent que nous voyons au passé,
et qui n’être autre qu’un possible dans un « temps sans but ».
Non, tu ne me dois rien (Marc Michiels).
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose
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