Vivre avec un inconnu, Miettes philosophiques sur les chats, Florence Burgat (par Michel Host)
Vivre avec un inconnu, Miettes philosophiques sur les chats, Florence Burgat, Rivages Poche, Petite bibliothèque n°866, mai 2016, 87 pages, 5,10 €
« […] il fallait que mes yeux fussent pour elle [la chatte Moumoutte chinoise] des yeux, c’est-à-dire des miroirs où sa petite âme cherchait anxieusement à saisir un reflet de la mienne… En vérité, ils sont effroyablement près de nous, quand on y songe, les animaux susceptibles de concevoir de telles choses… »
Pierre Loti, Le Livre de la pitié et de la mort (cité par Florence Burgat)
Le lecteur se pose cette question par exemple : que reste-t-il de la « petite âme » de la chatte Moumoutte ? Et la suivante : « Et de ma grande… belle… atroce ou lucide âme, que reste-t-il ? » Au moins ce témoignage de nos existences qui se croisèrent. Voilà le fond de l’affaire : nos destinées, nos personnes se croisent (que le veuillent ou non ceux pour qui il n’est aucune personne dans un animal.) Nos vies aussi : elles filent et disparaissent. Moumoutte laisse un souvenir éphémère, nous en laissons un aussi, et, rarement, une œuvre digne de ce nom…
Cela dit, venons-en au livre de Florence Burgat, philosophe et spécialiste de la question animale. Il est d’une lecture très prenante. Y sont posées des questions pertinentes et ciblées. Ainsi, un chat peut-il nous manifester de l’amitié ? Pouvons-nous construire une amitié avec lui ? La réponse semble être que non. Le philosophe s’oppose à cette éventualité. S’est-on demandé ce à quoi, loin de tout anthropomorphisme, peut ressembler l’amitié d’un chat ? Autre question, et « qui fâche » : la cruauté du chat, notamment lorsqu’il joue longtemps avec sa faible proie avant de l’estourbir… « D’où vient ce désir d’immobiliser le mouvement de la vie ? » Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Et le chat peut-il se savoir « cruel » ? J’ai noté que lorsqu’un philosophe est appelé à la barre pour livrer son témoignage, il embrouille tout et le lecteur n’y entend plus rien. Les écrivains, abondamment cités par Florence Burgat, ont en revanche l’intuition pour eux, l’empathie qui abat les barrières, notamment Pierre Loti, Colette, Rilke… et avant tout les mots que l’on comprend : « […] quel étonnement – et peut-être quelle terreur – il y aurait à pénétrer, par les étranges fenêtres de ces yeux, jusqu’à l’inconnaissable de ce petit cerveau caché derrière. […] Mais non, jamais, jamais il ne sera donné à aucun de nous de rien déchiffrer, dans ces petites têtes câlines, qui se font si amoureusement caresser, tenir et comme pétrir dans nos mains… » (P. Loti).
Les interrogations, maintenant :
Vivre en commun ? Ils habitent notre maison. Ils y sont « notre boussole ». Rilke : « Ils nous regardent, direz-vous ? Mais a-t-on jamais su, si vraiment ils daignent loger un instant au fond de leur rétine notre futile image ? » Se connaître ou se reconnaître ? L’animal est-il habité de « pensées crépusculaires » ? L’auteure est contrainte de recourir à son expérience, celle du chat « Mitcho » qui vit chez elle (1) : elle a « la sensation » de voir dans une tête de chat un désordre de pensées « enchevêtrées »… La prudence est légitime ici, car nul ne sait à quoi pense l’animal, ni même s’il pense. Alain ne se voit pas conversant avec un chat ; mais Colette recevait les hommages quasi religieux d’un « chat sauvage » : il l’attendait au jardin, elle lui chantait des chansons… »
Les rituels ? On sait les animaux domestiques avoir un penchant pour eux. C’est que dans « la maison humaine » ils ne se sentent pas à l’abri des menaces, le moindre changement peut les terroriser : « l’inquiétude est le fond de l’âme animale », une existence ritualisée les rassure donc. Le rite est souvent vu comme « manie ». Mais le chat Mitcho, « pétrifié » et « horripilé » par la vision, à l’improviste, d’humains allongés sur le sol, à demi-couverts, n’aurait-il pas reconnu ici l’image de la mort ? Une belle formule de l’auteure : « Le chat n’est pas un animal disponible ». Lorenz, Desmond Morris, des zoologistes viennent témoigner à la barre. Non, les rituels des animaux, et notamment ceux des chats, ne sont pas dus aux facilités de la routine.
Communiquer ? Claude Lévi-Strauss voit les mythes en lutte contre cette « tare » « d’une humanité qui coexiste avec d’autres espèces vivantes […] avec lesquelles elle ne peut communiquer ». Question : une communication difficile empêche-t-elle tout à fait de « se comprendre » ? Montaigne avait vu que l’homme et l’animal (« Je me joue de ma chatte comme elle se joue de moi… ») se rencontrent « à mi-chemin entre les manières respectives de se faire entendre ». C’est encore Pierre Loti se reprochant sa pitié parfois plus grande pour l’âme animale que pour l’âme humaine… Florence Burgat croit à l’instauration d’« un espace commun de compréhension pratique… de fluidité affective », où « mots, expressions et voix » jouent un rôle actif. Cette certitude, que l’on partage, n’est-elle pas issue de « l’âge d’Or », de ces temps mythologiques des paradis rêvés où hommes et animaux se parlaient ? Il arrive encore à la religion (catholique notamment) de réunir hommes et animaux dans une bénédictionqui les met sur un même pied (ou une même patte)… L’auteure nous rappelle que des scientifiques s’évertuent à inculquer à des singes une sorte de compréhension du langage humain. Elle commente : « Un positivisme qui ne comprend ni ce que se taire veut dire, ni ce que parler veut dire n’est-il pas plutôt à l’œuvre (…) ? » Les chiens, oui, font illusion ; les chats, non : « Car le chat, cet inconnu, demeure ailleurs ». Sa supériorité n’est donc pas niée. Cet « ailleurs » le fait lui-même un être de l’ailleurs, une sorte d’exception, et c’est vrai comme le démontre le chat Mitcho, une fois encore appelé à témoigner, quand il tenta et réussit presque à franchir cette barrière de la parole ! (2) Épisode émouvant !
L’amitié ? Question délicate. Pouvons-nous être des Montaigne et La Boétie, nous et le chat Mitcho, nous et la chatte Artémis ? Florence Burgat en doute raisonnablement, il me semble, mais peut-être pas au point d’absolu d’un Jacques Derrida. Les conflits, certes, « sonnent le glas » d’amitiés humaines, « mais on aurait tort de penser… que l’absence de conflit signe la fadeur de l’amitié avec les animaux ». L’auteure ne nie pas cette « amitié », et comment le ferait-elle ? Tout clairement, le « modèle » d’une amitié homme/animal est autre : Aristote, la vertu, le désintéressement sont convoqués… La réciprocité indispensable à l’amitié ferait-elle défaut ? C’est encore une question posée. Le « choix », enfin, essentiel. Il est aussi réel : un chaton emporté dans la maison, a été choisi, mais s’il s’y trouve maltraité, il arrive qu’il choisisse à son tour de nous quitter… Il arrive que l’on note ceci : « Les animaux que l’on tient pour des amis, qui sont nos amis, ont, comment dire ?, une sorte de fierté et de dignité, de certitude silencieuse… » (3).
L’amour ? Avec l’animal, il est « brut, nu, sans raison ». Avec nous, avec d’autres animaux. C’est à la fois indéniable et (selon Zola) « une manifestation totale de l’amour universel » (4). Florence Burgat ne nous fait part d’aucun doute quant à cet amour. Elle cite Pierre Loti : « Ce que la Moumoutte avait résolu de me demander, après tant d’hésitation, ce n’était ni à manger, ni à boire ; c’était […] un peu d’amitié. Où avait-elle appris à connaître cela, cette bête de rebut, jamais flattée par une main bienveillante, jamais aimée par personne ? » Tout est dit.
La cruauté, enfin ! L’auteur n’en absout pas le chat : « Le chat tue pour s’amuser, la chose est indéniable ». Il prend son temps, il y a du plaisir… Colette a ciblé cette cruauté : « … cette bête solide faite pour l’amour et le carnage ». Bon, soyons ironique : si l’homme peut décevoir en amour, il se plaît volontiers aux carnages divers (Remarque du lecteur !). Serions-nous si proches des animaux à crocs et à griffes ? Le chat nous interroge. Et puis, du jeu et de la cruauté, peut-il faire une analyse ? Pour lui, c’est toujours du jeu. Elias Canetti analyse les notions de « pouvoir » et de « puissance » dans ces jeux avec la proie, lézard ou souris… Nous avons vu cela. Nous savons. Parfois, rarement, on essaie de sauver la malheureuse bestiole. En vain le plus souvent. Les chats sont d’admirables et terribles chasseurs, de petits fauves. Florence Burgat, face à la vision de « ces joyaux de mystère, ces infinies beautés » se livrant au crime, à l’assassinat… en vient à cette conclusion on ne peut plus exacte : « Les preuves de l’inexistence de Dieu sont multiples ; en voilà une de plus ! » Freud, appelé à comparaître : « …tout être vivant tendrait à retrouver l’état inerte, inorganique, dont il provient », la fameuse « pulsion de mort » ! Peut-être… Est-ce convaincant ? Kafka, cité lui aussi pour son récit Un croisement, évoquant un être animal double, ambigu, mi-chat, mi-agneau… nous laisse dans sa propre perplexité. L’instinct auquel serait tenu d’obéir l’animal ? Cela tient à peine. Quel instinct, selon le lecteur que je suis, le conduirait alors aux caresses, vers un territoire affectif partagé, s’il peut être tigre par ailleurs, dont on sait la brutale, naturelle, spontanée, admirable et entière « cruauté » ? La conclusion de Florence Burgat est admirable elle aussi et son petit livre ouvre, du moins à ceux qui ne voient aucune faiblesse coupable dans nos tentatives de compréhension des animaux (5), une grande et belle réflexion :
« Nous ne comprenons décidément rien aux animaux. Nous ne savons pas qui ils sont, et aurions pu, pour cela, à cause de cela, demeurer éblouis par ce mystère et tenus en respect par lui. L’humanité, dans son besoin de révérence, s’est inventé tout exprès des dieux vénérables, refusant de voir que leur royaume est en ce monde ».
Tout un chacun qui aura partagé sa vie, sa maison, l’espace et le temps avec un chat ou plusieurs, aura ses avis bien à lui, voire ses certitudes. Comme beaucoup de lecteurs, nous savons (ou croyons savoir) de quoi il retourne. Ces « miettes philosophiques sur le chat » nous proposent un miroir à quadruple angle de vision, autre mystère ! Le chat nous y regarde, nous y regardons le chat ; le chat y est nous-mêmes et nous y sommes le chat ». Étonnantes commutations, échange de rôles sur le théâtre des opérations de nos existences, c’est cela peut-être qui est la « réciprocité » dont certains, à tort, peuvent douter. Un bel ouvrage !
Michel Host
(1) C’est tout bête, si j’ose dire ! Je n’ai appris que récemment, d’une radio vouée à la matière économique, cette évidence, qui différencierait le chien du chat : Le chien pense : « Il me nourrit, me caresse, me loge en son palais, c’est un dieu ! » Le chat : « Il me nourrit, me caresse, je le loge chez moi, je suis un dieu ! » Il est presque impossible d’envisager le chat sous un angle général, notre expérience de la vie avec lui s’interposant aussitôt.
(2) Je ne résiste pas à témoigner de ce que la chatte Artémis, si elle ne tenta pas ce saut impossible, en certaine circonstance, me répondit, dans son langage à elle, gestuel, de la manière la plus claire et douce qui fût. Je traduisis, et cette traduction, modestie mise de côté, était comme elle, exacte et fidèle.
(3) Une évidence que nous avons observée chez la chatte Nejma, recueillie dans la rue déjà adulte, efflanquée, quasi morte. Cela nous émeut encore. La dimension émotionnelle, dans la relation avec l’animal, a ce mérite de ne pouvoir être cachée ou niée.
(4) Hors champ : observation du lecteur que je suis. À mesurer l’ampleur de la haine qui s’empare de notre monde, on voit ce que cette notion d’« amour universel » a de chimérique. Les animaux, cependant, restent capables de nous en fournir un beau modèle.
(5) On rencontre, cela arrive, des gens qui vous disent « c’est un peu court » lorsque vous prétendez que d’aimer les animaux est une démarche qui peut précéder celle d’aimer les hommes ! Plus intolérable est cet esprit matérialiste partisan qui, si vous manifestez votre amour pour l’animal, vous soupçonne d’une pensée nazie, vous assimile au nazi dont on sait qu’il pouvait aimer son chien et haïr certains humains. Cela m’est arrivé, et je n’ai pas apprécié.
Biobibliographie succincte :
Florence Burgat est docteur en philosophie. Elle dirige des recherches à l’Inra-SAE 2 ; est affectée aux Archives Husserl, à Paris ; elle est membre de la 17e section (Philosophie) du Conseil National des Universités (CNU), Collège A. Co-rédactrice en chef de la Revue Semestrielle de Droit Animalier(publication de l’université de Limoges et de l’université de Montpellier). Ses Thèmes de recherche : Phénoménologie de la vie animale, Condition animale dans les sociétés industrielles, Anthropologie de l’humanité carnivore, Droit animalier.
Ses ouvrages :
L’animal dans les pratiques de consommation, PUF, coll. Que sais-je ? n°374, 1995 (126 pages)
La protection de l’animal, PUF, coll. Que sais-je ? n°3147, 1997 (126 pages)
Animal, mon prochain, Odile Jacob, 1997 (257 pages), prix de philosophie Biguet de l’Académie Française 1997
Liberté et inquiétude de la vie animale, Kimé, 2006 (314 pages)
Une autre existence. La condition animale, Albin Michel, coll. Bibliothèque Idées, 2012 (394 pages)
Ahimsa. Violence et non-violence envers les animaux en Inde, éditions de la MSH, coll. Interventions, 2014 (212 pages)
La cause des animaux. Pour un destin commun, Buchet/Chastel, coll. Dans le vif, 2015 (106 pages)
Le droit animalier (avec Jean-Pierre Marguénaud et Jacques Leroy), PUF, 2016 (261 pages)
Vivre avec un inconnu. Miettes philosophiques sur les chats, Petite Bibliothèque Rivages, 2016 (88 pages)
L’Humanité carnivore. Essai sur l’institution du meurtre alimentaire, à paraître en janvier 2017
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