Vivre à présent, Nadine Gordimer
Vivre à présent, traduit de l’Anglais (Af. Sud) par David Fauquemberg, octobre 2013, 478 p. 22 €
Ecrivain(s): Nadine Gordimer Edition: Grasset
Être sud-africain post apartheid
Steve et Jabulie forment un couple mixte dans l’Afrique du Sud post Apartheid. Anciens activistes anti-Apartheid, ils mènent à présent une vie heureuse dans une banlieue sans histoire. Grâce au Black Empowerment, Jabulie accède à des postes à responsabilités tandis que Steve revêt la toge des professeurs d’université. Tous deux jouissent d’une vie de la classe moyenne plus dans un pays en mutation.
« Jabu, dans ses relations avec les camarades ex-combattants et sa carrière professionnelle, à la fois prestigieuse et selon toutes probabilités, prospère, dans un avenir plus ou moins proche, sans cesser d’être consacrée à la justice contre le passé et à celle du présent, a été la première à incarner quelque chose comme une réalisation de la politique du Black Empowerment, la promotion économique des noirs, même si cela ne touche que la classe vivant dans la Banlieue ».
Cependant, bien qu’ils appartiennent à la catégorie des nantis, le couple et ses amis ne cessent de s’interroger sur les iniquités sociales et les promesses perdues avec l’arrivée et la pérennisation au pouvoir du clan Mandela. La honte face à la corruption et les écarts sociaux amènent nos personnages à se poser des questions quant à leur avenir. Oscillant entre le dégoût, le désenchantement et la honte, ils songent même à quitter le pays…
Comme toujours, face aux œuvres de la grande dame, le lecteur est subjugué par la finesse et la concision des descriptions. Les détails sont ici la clé de voûte du roman. Loin de diluer l’intrigue, ils renforcent les traits psychologiques des personnages et mettent en exergue le détraquement de leur vie privée. Lire Nadine Gordimer, c’est accepter le pacte implicite de lecture qui consiste à repérer et à rassembler les petits détails, les figures de style et les présupposés qui structurent le texte. Lire Nadine Gordimer, c’est se soumettre à un jeu de piste savant où le lecteur est tout le temps ébranlé dans ses certitudes quant aux personnages. Et enfin, pour comprendre la richesse et le message de son texte, il faut suivre les personnages dans leur épanchement et dans leur monologue.
Sans nul doute, après Récits de Vies dans lequel elle offre au lecteur l’expérience d’un roman autobiographique rompant avec la trame classique du genre, Vivre à présent marque ce qu’on pourrait appeler la naissance du « roman politique ». En effet, l’analyse des personnages, leur questionnement identitaire ouvrent la voie à une interrogation politique : Qu’est-ce qu’être sud-africain signifie aujourd’hui dans le pays de l’arc-en-ciel ? Jabulie et son compagnon ne cessent de s’interroger sur l’épineuse question identitaire. Dans une Afrique du Sud en ébullition et en pleine mutation, ils ne reconnaissent plus leurs idéaux. Le visage protéiforme de leur pays dilue, semble-t-il, leur identité en tant que sud-africains jusqu’à les pousser hors des frontières de leur terres natales. Est-ce que pour conserver l’essence de son identité sud-africaine, il faut partir au loin et quitter une terre qui n’a pas su garder intacts ses prérogatives, ses rêves égalitaires et de justice ?
De ce fait, les personnages pourraient ne représenter qu’un prétexte dans le sens où ils distillent de la vie et de l’action dans un roman où seul un personnage domine : l’Afrique du Sud.
Vivre à présent est un roman comme on l’aime : une œuvre d’orfèvre extrêmement bien ciselée. Le roman est complexe mais donne une rétrospective complète de l’Afrique du Sud aux mille facettes.
Victoire Nguyen
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