Villa Triste, par Marie-Pierre Fiorentino
Les yeux lourds, elle choisit sur le rayonnage Villa Triste. Son regard hésitant avait parcouru d’autres titres avant de se soumettre à cette nécessité joyeuse, relire encore celui-ci. Ne serait-ce que quelques paragraphes, au hasard. Alors elle dormirait du sommeil béat de qui a retrouvé son lit de retour de voyage.
Ce n’était qu’après plusieurs lectures qu’elle s’était résignée à prononcer « triste » comme il convenait et non pas « tristé », qui lui était spontanément venu à l’esprit. Peut-être que prononcer le mot « triste », quand elle l’était déjà tant à l’approche d’une longue séparation d’avec l’aimé, lui avait été impossible.
Ou alors cette prononciation méditerranéenne s’était-elle imposée parce qu’elle s’était imaginé, quand il lui avait prêté le roman au mois de juin, que ce serait la passade d’un été. Pourtant, de même que rien ne destinait leur histoire à durer, Villa Triste s’était installé dans sa vie. Après tout, ses crises de tristesse n’étaient que le prix dérisoire de son bonheur à aimer et à être aimée.
Elle rechercha un passage, goûtant la douceur fraîche des draps de percale sur son corps.
« Triste » confiait le narrateur, possédait dans « la sonorité » « quelque chose de doux et de cristallin. Après avoir franchi le seuil de la villa, on était saisi d’une mélancolie limpide. On entrait dans une zone de calme et de silence. L’air était plus léger. On flottait ».
L’oreiller tassé au creux de la nuque, elle baissa les paupières et éteignit la lampe. Elle voulait empêcher le halo artificiel de brouiller l’atmosphère naturellement enveloppante de ces phrases, évocatrices de son expérience au contact de l’aimé.
L’air plus léger, oui, mais l’existence aussi. Alors pourquoi être triste ? Ou pourquoi ne pas l’être si la tristesse était cette ligne de flottaison entre la pesanteur du quotidien et l’évanescence des rêves impossibles ?
Villa Tristela sauvait de la tristesse ordinaire. Que pouvait-elle demander de mieux à un livre et à un homme ?
Alors oui, elle était envoûtée. Les saisons se succédaient sans que s’étiolent ses sentiments. Ces derniers avaient, au contraire, débordé du cadre raisonnable qu’elle leur avait initialement concédé au risque de ravager sa vie. Heureusement, elle puisait, dans les lectures partagées, les expressions qui se dérobaient autant qu’elle y déversait les émotions ineffables. En l’absence de l’aimé, ces lectures étaient le lieu de rendez-vous de leurs doigts serrant la même couverture, de leurs yeux effleurant les mêmes lignes.
Effleurant ? Elle sourit dans l’obscurité. L’élégance patiente de cet homme, dès qu’il s’agissait de savourer, était capable d’effleurement. Pas sa voracité à elle. Elle dévorait – et tant pis s’il s’agissait là d’une expression toute faite puisque telle était sa pulsion – comme un amant énervé de désir possède trop rapidement sa maîtresse. Puis comme lui, apaisée, elle caressait ensuite lentement le texte de lectures répétées où la satisfaction brutale de la conquête cédait au plaisir confiant de l’intimité.
Mais l’envoûtement particulier qu’exerçait sur elle Villa Triste, récit d’une mémoire en construction, pouvait être un paradoxe comme une explication à une étrange amnésie. Car depuis des mois se refusait obstinément à elle un souvenir qui n’aurait pas dû, en toute logique, lui échapper.
La scène dans la librairie où elle avait choisi le volume sur un présentoir était cependant nette. L’homme aimé l’interrogeait. Elle connaissait ? Elle venait de découvrir cet écrivain pourtant si célèbre, Modiano. Oui, il lui avait plu. Alors il avait pris à son tour Villa Triste qu’elle avait reposé et l’avait acheté pour lui.
Mais avaient-ils déjeuné ensemble ? Etaient-ils allés chez lui ou avaient-ils flâné avant qu’elle ne le laisse filer à l’une de ses innombrables occupations ?
L’épisode de l’achat de Villa Tristes’était substitué à un extrait plus long de cette journée, effaçant ce qui ne le concernait pas exclusivement. La mémoire devait probablement conserver l’essentiel. Mais le conservait-elle parce qu’il était, dès le départ, l’essentiel ou bien le devenait-il en vertu du souvenir conservé ?
Elle luttait contre le sommeil pour baigner encore un peu dans cette ambiance d’été et d’amour sans être certaine d’avoir lu dans Villa Triste ce mot « amour ». Celui-ci se laissait deviner entre les lignes, parfum évanescent de jeunes corps libres. L’auteur jouait des frôlements comme les taches de soleil et d’ombre sur l’étoffe estivale des robes d’Yvonne et sur sa peau, avec une pudeur sensuelle.
Les portes refermées sur les chambres d’hôtel, sur la cabane au bord du lac, étaient plus suggestives que des descriptions crues. L’amour était composé sur le même air subtil mais pénétrant que l’étalement des syllabes du nom de l’artiste : Mo-dia-no. Qu’il était doux de sombrer dans l’inconscience sur ce moderato cantabile…
Mais l’on n’était jamais seul au monde et la liaison entre Victor et Yvonne dans ce microcosme lacustre des années 1960 était, en un sens, une métaphore de la leur.
Un sursaut la ramena à la conscience. Quoique trois ans se soient écoulés depuis le début de leur histoire, l’idée que celle-ci puisse finir lui provoquait un vertige semblable à celui qui s’achevait en hurlement lorsque, certaines nuits, elle réalisait qu’elle mourrait inéluctablement.
Pourtant, l’usure et l’ennui ne pouvaient-ils pas rendre, le moment venu, la mort indolore ? Appliquer lucidement ce raisonnement à leur complicité lui répugnait. D’ailleurs, Victor était un tout jeune homme et un premier amour n’avait rien à voir avec le leur.
Et puisqu’on n’était jamais seul au monde, elle songea aux autres personnages. Le client désœuvré d’une pension de famille, un égyptien déraciné et nostalgique, des notables prévisibles… Aucun n’était insignifiant puisque la mémoire de Victor traçait leur portrait pour raviver son aventure avec Yvonne.
Que l’amour vive malgré ou contre les autres, il ne pouvait être sans la reconnaissance de leur existence. Comment jouir, sinon, du bonheur d’avoir été choisi ? Et comment identifier l’amour sans comparaison possible avec d’autres relations ?
C’est par un contraste de ce genre que la personnalité de Meinthe s’avérait attachante. En son absence, Villa Triste aurait été moins captivant. Habitant encore dans la ville où Victor revenait en pèlerinage, le fringant docteur Meinthe se révélait pathétique. Son aplomb anti-conventionnel revendiquant son surnom, La Reine Astrid, n’avait-il donc existé que dans les yeux admiratifs d’un Victor encore naïf ou bien avait-il fini par engluer son propriétaire dans un rôle mortifère ? Villa Triste, le nom de sa maison, était aussi celui de son tombeau. Il avait fallu que le personnage le plus généreusement mystérieux ait une fin tragique.
Elle rouvrit les yeux et frissonna.
Les images de l’homme aimé et de Meinthe se superposaient. Certaines provocations étaient un moindre mal que l’on s’infligeait pour devancer l’hostilité. Elle devinait que l’aimé avait dû ainsi se protéger souvent et que certains de ses rires étaient les stigmates de pleurs jamais versés. Avec beaucoup moins d’emprise sur lui et un peu moins de chance, il aurait pu être Meinthe et en mourir.
Révoltée, elle ralluma, rouvrit le livre un instant. Sa peur était absurde.
La présence du dogue allemand, animal presque neurasthénique, participait aussi au charme de Villa Triste. Il traversait, avec une nonchalance sage dont aucun des humains l’entourant n’était capable, les pages. Le soleil, par la baie vitrée ouverte de la chambre d’Yvonne et de Victor, la réchauffait.
Elle éteignit et ferma les yeux en se félicitant de ne pas être sage.
Marie-Pierre Fiorentino
Villa Triste est le quatrième roman de Patrick Modiano, paru en 1975 chez Gallimard. L’auteur, alors âgé de vingt-huit ans, déclare à sa parution, à propos de Victor Chmara, le héros et narrateur, « c'est moi, mais à travers une autobiographie complètement rêvée ». Le roman, disponible en édition Folio l’est aussi dans la collection Quarto. Il ouvre ce volume avant neuf autres titres et après une série de photos intimistes.
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