Vi♀lence(s), Paule Andrau (par Patryck Froissart)
Vi♀lence(s), Paule Andrau, septembre 2021, 189 pages, 18 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Ce texte se présente et peut se lire comme un roman, mais c’est plus et c’est autre chose, c’est un cri, c’est une révolte, c’est une plainte, si on veut, c’est aussi, sur près de deux cents pages, le déroulement d’un long acte d’accusation d’une puissance, d’une évidence et d’une crudité quasi insoutenables, c’est un réquisitoire intégral, détaillé, fondé, factuel, c’est une succession de témoignages irréfutables, c’est un flux continu de dolence, de doléances, de souffrance, de dégoût, de soulèvement, de ressentiment, c’est un vomissement partiellement libératoire, c’est l’éruption volcanique brutale d’un défoulement irrépressible, l’explosion d’un magma trop longtemps contenu, retenu, comprimé dans les tréfonds les plus intimes de l’entraille à vif…
C’est aussi un testament, en ce sens que la narratrice sait qu’elle n’en a plus pour très longtemps.
« Ecrire, c’est hurler sans bruit », écrivit Duras.
Le hurlement qui jaillit de ces Vi♀lence(s) résonnera violemment et durablement dans l’âme des lectrices et des lecteurs.
La narratrice, qui s’exprime tantôt directement à la première personne, dévoilant ce qu’elle ressent en sa plus secrète intimité, mais qui parle tantôt, par une mise en miroir, d’elle-même à la troisième personne, commence son récit dans la salle d’attente d’un hôpital.
C’est là, dans cet espace, dans ce sas, où se mêlent « les urgences, les cancéreux, les sidéens, les leucémiques » qui ne s’adressent pas la parole mais qui communiquent mentalement sur leurs misères respectives, à l’occasion d’une des visites régulières que lui impose son état de santé, qu’elle a soudain la révélation de sa « mission » :
Et si écrire lui donnait de déposer enfin ces confidences et ces non-dits lourds du poids de l’humain qui l’empêchent de vivre elle aussi ? Si écrire c’était déposer entre les mains de tous les autres, dans la conscience de chacun un peu de ces secrets pour les partager enfin ? Les mots, trouver les mots. Peut-être laisser parler ces voix qui s’entrecroisent en elle, les laisser tisser cette toile de vies meurtries, brisées, les laisser faire, juste comme elles viennent, les laisser faire.
Ces quelques lignes explicitent clairement le dessein de l’auteure.
Contre qui, contre quoi cette rébellion ?
Contre le sort qui est celui de la moitié de l’espèce humaine, contre la condition imposée aux femmes dans un monde qui reste sociologiquement radicalement patriarcal, structurellement fondé sur l’inégalité sexiste salariale et professionnelle, sur une représentation figée, infériorisante, de la place et des fonctions de l’épouse et de la mère dans le foyer.
Dans la salle d’attente de cet hôpital, lieu de rencontre inédit, X.1, « l’introductrice », comble ses moments d’angoisse où il lui faut « Attendre la visite au professeur… L’importance des premiers mots : toujours pour moi une entrée en matière qui colore le commentaire des analyses… Il faut encaisser, ranger quelque part en soi les informations avec leur netteté immédiate… » ; elle mêle son destin à celui de trois autres patientes, se détriple en elles, imaginant leurs mots dans un entremêlement de voix et de personnes verbales, dans un désordre apparent d’échanges de rôles de narratrices. On discernera, en ces trois timbres primordiaux, fondateurs :
– celui de la jeune femme étouffée par le foisonnement de sa vie : elle parle enfants, famille, travail, mères, dénonce la « charge mentale » et ce poids du quotidien quand il faut tout faire, tant faire :
« Ces journées de folie, ce tremblement, chaque matin, quand il fallait quitter les enfants, les jeter devant une porte d’école encombrée et partir pour une journée interminable. Le temps qui se détraque et qui vous talonne sans cesse des dix minutes qui vous ont manqué depuis le début… »
– celui de la fonctionnaire retraitée qui se retrouve au plus profond d’une dépression, avec la conviction d’avoir tout raté, qui attend là la mort imminente d’un mari impotent depuis des années qui ne lui a jamais accordé plus de considération qu’à un robot chargé de son entretien quotidien, ménager, financier, alimentaire :
« Cette présence pesante et aveugle pendant des années… Le bruit de ses mâchoires qui mastiquent. Pas un mot. Et quand on lui parle, rien… Mais ce n’était pas encore assez. Il m’a tout pris… Il a fichu ma vie en l’air. Il a quitté son métier. Alors, moi, je l’ai épaulé… »
– celui de la femme riche qui collectionne les amants jeunes et qui boit pour s’oublier, pour ne plus ressentir le poids de la solitude :
« Moi je bois. Je m’imbibe. De façon lente, systématique. Jusqu’au moment où je me sens ailleurs… J’oublie tout : mon amant trop jeune, mon argent trop présent, mon passé si dérisoire, si vide, mon avenir néant… »
L’histoire de ces trois femmes, désignées uniquement par des chiffres symboliques de l’anonymat – 1., 2., 3. – ce qui pourrait tendre à faire comprendre qu’elles ne sont que des représentantes, voire des archétypes, du statut conféré au genre, s’entrecroise ensuite tout au fil de l’ouvrage, sous la forme de retours désillusionnés sur leur passé, d’épisodes navrants de leur présent, de projections accablantes vers leur futur.
Accentuant la virulence de la rébellion, s’entrefilent vite dans la trame narrative les voix d’autres femmes, elles aussi souvent nommées et donc « généralisées » par des X, des Y et des Z, celle, désespérée, de « cette femme kurde sous la tente qui récite une dernière fois l’épopée de sa race, celle qui va disparaître, celle dont le poème même dit la mort à venir », celle, lancinante, de la petite fille subissant répétitivement l’abject inceste paternel, celle, fulminante, de la collégienne d’origine africaine née en France, Française, qui découvre par hasard son excision et, surtout, terrible, effrayante, justement vindicative, légitimement haineuse, celle de Phoolan Devi, dont l’enfance violentée, saccagée, martyrisée par les hommes de son village et la vengeance sanglante exécutée des années plus tard de sa propre main par une émasculation à vif des violeurs pourrait constituer, de manière allégorique, un message adressé à la gent masculine dominatrice…
Livre féministe ? Sans aucun doute. Le signe inséré dans le titre est annonciateur de la teneur du texte. Les lectrices, c’est certain, s’y reconnaîtront. Mais attention ! Ces récits dénonciateurs de Vi♀lence(s) doivent impérativement être lus aussi et peut-être surtout par des lecteurs. Certes, la vérité, crue, assénée de la sorte, pourra heurter, choquer, mais il faut justement, précisément, crucialement, qu’elle touche, au cœur et à l’esprit, qu’elle éclaire s’il en est besoin, qu’elle fasse mouche, et, idéalement, idéologiquement, qu’elle modifie des comportements insupportables dans une société humaine dite évoluée. Le livre de Paule Andrau devrait faire date dans cette (trop) lente prise de conscience de la nécessité de parvenir à la parfaite équité statutaire des genres.
Patryck Froissart
Agrégée de lettres classiques et professeure de chaire supérieure, Paule Andrau a longtemps enseigné la littérature. Elle n’a pas écrit jusqu’ici : un travail passionnant, une famille, une maison, et peut-être aussi des barrières longues à tomber. Quand c’est venu, c’est venu par lambeaux, des bribes de destins sur les tickets de caisse des grandes surfaces. Elle a orchestré cette « partition » en imaginant ces histoires morcelées et inaudibles.
- Vu : 1965