Vie et mort d’un poète, de Diane Lotus, ou la poésie comme dernier horizon (par Philippe Pichon)
La première création (comme auteur) mais la troisième mise en scène de Diane Lotus, Vie et mort d’un poète, confirme la qualité rare des deux premières, Le Mari, la Femme et l’Amant (1) de Guitry, et Mangeront-ils ? (2) d’Hugo. Une barrésienne instaure le poétique à la source même du chant profond, dans la magie de sa noblesse.
Comme le vaudeville de Guitry débutait comme un vaudeville, Vie et mort d’un poète s’ouvre sur une médiocrité navrante et désespérée, comme le plus banal des faits divers : Carme, un jeune poète, réalise son rêve (se faire publier dans une maison d’édition prestigieuse), mais il découvre, en même temps que la gloire, une réalité mercantile des plus sombres. L’argumentaire de presse insiste lourdement :
« Carme a traversé son enfance dans une famille de scientifiques qui travaillent sur la vitesse de la lumière et la physique quantique. Puis un jour, il est inspiré. Il devient poète. Ses parents ne veulent pas d’un enfant qui passe ses heures à écrire du ciel le mystère pour mourir dans la misère, comme Rimbaud, comme Corbière. “Poète maudit” écrit Baudelaire, c’est le qualificatif qui résonne si fort dans l’esprit du jeune aède. Mais on ne peut que céder à une telle vocation. Carme s’échappe de chez lui et bat la campagne, à la poursuite de son ambition : vivre de ses vers. Mais l’ambition n’est-elle jamais qu’un rêve qui s’échappe à mesure qu’on le poursuit ? ».
On en a vu d’autres et de plus sévères, à l’époque du « nouveau théâtre » et de « l’intertextualité ». Il n’y a pas de quoi se jeter sous les roues d’un conducteur de RER (sauf à retarder les usagers dans leur vie routinière). Rien d’énigmatique. Sauf que l’auteur et metteur en scène a des lettres :
« Au commencement était le Vers. Le poète préside à la création de l’Humanité. Les hommes naissent telles des rimes, conçus par un grand Créateur qui travaille six jours à l’existence de toutes choses. A la septième aube, le Poète relit ses vers, corrige ses strophes, incorpore l’harmonie, cette dernière touche qui transforme toute création en chef d’œuvre. Puis il se repose, repu de mots, sain et fatigué (…) L’histoire de Carme s’inscrit dans un passé qui fait partie de l’inconscient collectif d’où ressurgissent les mythes : celui des aèdes, donc des troubadours mais aussi des déités antiques jusqu’aux échantillons de l’ère classique et baroque, avec le Marquis, la Galante. Le jeune poète vit entre les époques, rencontre une pythie, devient un prince drapé de l’étoffe de ses textes, chante des airs baroques, pour finalement se faire enfermer dans un boudoir aux airs sadiens et s’échapper du carcan de tous ces siècles, de tous ces canons, pour courir à nouveau, neuf et enthousiaste, vers l’avenir ».
Campé par un jeune comédien à la belle présence scénique, Judy Passy, Carme, en proie à une fascination de désarroi qui l’égare, s’interroge sur la volonté testamentaire de la Poésie qui est pour lui l’ange de la mort. Il rêve, il s’illusionne, il s’efforce de tout savoir d’elle jusqu’à se l’approprier. La pièce, c’est d’abord la recherche de la ligne de vie de l’inconnue, initiatrice à l’art de mémoire proustien et de la cavalcade au pays des fées nervaliennes, que Carme identifie à la recherche de soi. A la lecture du titre, Mauriac nous saute à la figure. On croit reconnaître un peu de Monsieur Teste, et puis, non, on abandonne Valéry. On croit entendre le Marquis du Bourgeois gentilhomme, et finalement, non, Molière s’écarte.
On s’avise, dès les premières phrases, que ce ne sera pas vraiment un récit linéaire. La poésie est venue qui a arraché Carme à la joie des départs et de la plénitude des retours. L’adversité s’appelle la célébrité. Ce n’est pas une pièce que l’on nous détaille en metteur en scène ; on éprouvera le pouvoir d’envoûtement d’un style d’écrivain :
« Dès lors qu’il réfléchit, le poète est considéré par le peuple comme un affranchi. C’est le vers solitaire qui ronge son énergie et s’il perd sa plume, il n’est plus qu’une frégate dont le bec attend sa portion de vers et rien ne tombe dans son gosier (…) Comprendre l’humanité quand elle ouvre la bouche. C’est cela la Poésie ».
La langue, et elle seule, dispose de l’autorité primordiale ; elle crée la pièce et nourrit son esthétisme. La langue, maîtresse absolue, transcende le réel, transmue le quotidien, fait naître, avant de l’imposer, une sorte de féérie d’une étrangeté inquiétante qui aspire les personnages (de blanc vêtus), ces épaves battues par les marées de ses incantations.
De là que le thème initial prend de l’ampleur et que la piécette autour d’un argument sans importance sinon rabâché, ravagé déjà par le travail sournois d’acceptation de la loi ajoutée aux mille maux des jours, s’approfondit et se déploie, au point de devenir un drame polyphonique, celui de la société tout entière : que faire de l’Art dans nos vies matérialistes ?
L’esprit du temps, son air pollué, les ritournelles de Francis Cabrel ou les rengaines de Jean-Jacques Goldmann, exerce son despotisme pervers sur des ombres amorphes par lui asservies et comme engagées dès leur naissance dans le processus défini par le Fitzgerald de La Fêlure. Dans un drame sans héros ni intrigue soutenue, c’est quelque chose comme la dernière créature encore vivante, mais, hélas ! ayant tout contaminé par son action pernicieuse qui stimule le vertige suicidaire de l’écriture comme profession.
Cet esprit-là anémie, corrompt, ravale, destitue « les académiciens », personnages à l’état de zombies flamboyants au cœur asséché et à l’âme moribonde. Il agit de deux manières, aussi meurtrières l’une que l’autre. La première, frivole, qui rend indifférent à l’Histoire tragique. La seconde, habituelle, qui rend les hommes étrangers à eux-mêmes, à l’instinct de conservation, à l’impossibilité de leur âme de s’agenouiller devant la Beauté du monde (ici symbolisée par la Poésie mais également incarnée par la sublime Nallia/Diane Lotus qu’on aimerait emporter au ciel bleu ciel d’un Chagall). Combinées l’une à l’autre, elles inoculent le poison d’une irrémédiable maladie, l’accoutumance à l’absence de toute poésie dans nos vies. La poésie qui fut au XIXe siècle celle de l’ambition et de l’énergie n’est plus aujourd’hui que celle de l’aboulie et des silhouettes larvaires. De Rimbaud et Baudelaire à Roubaud et Bobin, quel itinéraire et quelle glissade à l’abîme ! On a perdu le secret de conduite qui permet de lier la douceur à l’honneur de vivre.
Vie et mort d’un poète, sous l’invocation de Césaire et de Senghor, instrumente la symphonie funèbre d’un monde à l’agonie pour s’être refusé à résister à ce qui avilit, à la vaste, lente, tyrannique entreprise de destruction. Entre le jardin des Tuileries et la cour du Palais Royal, on a rompu le pacte d’alliance, semble nous dire Diane Lotus. Pourtant, dans le public, à gauche, côté jardin, à droite, côté… cœur.
De la façon dont sera accueillie par la critique et le public cette pièce d’une beauté somptueuse et déchirante par son Verbe, on vérifiera si un embryon de société littéraire a traversé le déluge – ou pas.
Philippe Pichon
Vie et mort d’un poète
Texte : Diane Lotus
Mise en scène et texte : Diane Lotus.
Avec : Diane Lotus et Judy Passy.
Costumes : Marielle Minard.
Par la Compagnie Les Coureurs de Jardin.
Tout public à partir de 10 ans.
Durée : 1 h
https://lescoureursdejardin.fr/nouvelle-creation-2023/
compagnieletendardlyrique@gmail.com
(1) Montée le 14 janvier 2022 à La Comédie Saint-Michel.
(2) Montée le 12 septembre 2019 au Théâtre Montmartre Galabru.
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