Vichy Hotel
A notre grand-oncle Pierre Rubenovitch
C’est juin qui revient. Le printemps n’était pas revenu depuis l’hiver, cette année-là.
Vichy ville fleurie dit le panneau à l’entrée de la ville.
La ville qui fut la France – La France de Vichy. Pastille blanche, digestive, lisse et mentholée, un petit savon, un jeton au recto-verso qu’elle tient dans sa main.
VICHY-ETAT
Dit le texte du bonbon suranné.
Vichy carotte, Vichy carreaux,
Vichy Célestins, presque céleste.
Elle marche seule dans cette petite ville de province hantée par ce qui lui arriva. Ce qui perdit Vichy : ses si nombreux hôtels que l’on pourrait transformer en lieux de pouvoir collaborationniste. Ils sont grandiloquents, gloires d’architectures dépassées. Elle aime leur nom, eux qui pour la plupart ne furent plus jamais ces maisons où l’on passe la nuit loin de chez soi, où l’on s’amuse avec sa maîtresse en fin d’après-midi. Au-dessus des entrées, des portes monumentales, la poésie des voyages :
Hôtel des Nations
Midland hôtel
Lucerne hôtel
Hôtel des Ambassadeurs
Hôtel de Séville
Hôtel du Portugal
Elle est descendue à l’hôtel des Nations. Elle est seule, sans un compagnon de voyage. L’énorme monument aux morts encadré de jolis drapeaux français ensoleillés se dresse devant, là avec tous les noms des héros français de la Grande Guerre, celle de P. et des autres, de son arrière-grand-père. Son valeureux guerrier avec son épée domine de son orgueil de vainqueur le mémorial. Epopée dans Vichy la putain. Elle photographie la petite plaque cachée derrière la légende nationale.
De 1940 à 1941
Sous l’autorité de fait
De Philippe Pétain
Ont été arrêtées et déportées
Par mesure de répression
Ou de persécution
Plus de 300 personnes,
Hommes, femmes et enfants
Nés ou résidant ou travaillant
A Vichy.
Plus de 210 d’entre elles
Sont mortes dans les camps nazis. Qu’il nous en souvienne !
Juif, mot absent.
A Vichy, début juin, le soir, les allées du parc thermal sont vides. Les bancs de bois vert sont vides. Les musiciens anciens ne s’installent pas dans le kiosque à musique pour jouer un air du bon vieux temps. Elle marche sous les galeries métalliques. Elle ne voit personne approcher. Long corridor de promenades vieillissantes. Le Maréchal, le dimanche passe là. Au fond, du côté de la source de l’hôpital, l’opéra fastueux où agonisa la Troisième république, le 10 juillet 1940 et y mourut. Vichy est une reine, Valéry Larbaud y naquit. Fils des sources. Et Albert Londres bourlingua. Loin, loin de Vichy.
Plaques noires et jolies lettres dorées
Hôtels vaniteux
Hôtel du Louvre HL
Hôtel universel
Majestueux Majestic
Le Central
Aletti Palace
Aux détours des rues, elle découvre des fantaisies, des maisons plus modestes mais tellement charmantes.
Castel flamand, Villa du palais des sources.
Fantaisies des architectes.
Chalets suisses, rêveries de palais vénitien, petites maisons anglaises.
Elle imagine qu’au début du vingtième siècle, des amants s’y retrouvaient. Ces mots sentent la débauche des corps. Les bas gisent sur le plancher. On passa au cabinet de toilette après l’orgie adultère. Ils ont ouvert la fenêtre qui donne sur le jardinet, qui ne sent déjà plus le lilas mais le seringa. Ils se font des promesses impossibles.
Et puis l’hôtel du Parc
Elle connaît une photo du vieux maréchal sortant de l’immeuble. Il est en pardessus et porte son habituel chapeau. Sur sa droite, la plaque noire et dorée que l’on n’a pas alors dévissée, curieusement. Pétain et son gouvernement sont en villégiature ?
Hôtels du Parc et Majestic
Il est aisé de comprendre pourquoi ils ont choisi cet hôtel-là. Il est immense, sa façade occupe pratiquement toute la longueur de la rue du Maréchal rebaptisée rue du parc. Les chambres deviennent des bureaux, des cabinets ministériels. Pétain est au troisième étage. Il y a le chauffage central. Les fenêtres principales donnent sur les allées où déambula l’Europe, l’Orient des rhumatisants et des malades du foie. Vichy jet-set du second Empire. On se montre, on dépense, on partouze. Elle regarde avec attention tout ce bâtiment de la dictature antisémite, de la collaboration. Pas de plaque :
Ici le gouvernement de l’état français…
Ici Pétain, Laval, décidèrent de…
Ici sévit le pouvoir collaborateur avec l’Allemagne nazie
Les travaux de ravalement ont fait de l’édifice une résidence pour retraités vichyssois ou étrangers amateurs de ces villes d’eau qui sont des nécropoles où l’on boit dans de petits gobelets vêtus de paille, les derniers breuvages soufrés de la vie.
Baden-Baden-Bains-les-Bains-Aix-les-Bains, Bath.
La longue façade a été ravalée. Jaune discret de bon ton.
Il y a au-dessus de la porte un macaron style régence et les mots à la police droite, presque rigide. Blancheur du fond.
Le parc,
mot bleu-ciel.
Les lettres maudites H/ O/ T //E L rediraient la présence des assassins dans ces murs. Les touristes de la terreur sont partis comme ils sont arrivés, dans la folie de l’histoire. Est-ce que Pétain et madame la Maréchale allaient à l’opéra ? La bonne propagande décrit la simplicité de la vie de celui qui a l’œil si bleu. Une chambre avec un lit en cuivre, malle pour les départs et un bureau Empire. Le modeste grand homme reçoit à dix heures trente, déjeune peu après treize heures dans la salle de la présidence. Les meubles, la vaisselle ont été déplacés pour aménager l’hôtel en siège de gouvernement. Le maréchal fait sa promenade sans escorte dans le centre de sa capitale dérisoire et va à la messe le dimanche. Madame a ses propres appartements. Pavillon Sévigné. Les boutiques, comme peut-être à l’époque, promettent des œuvres d’art, et l’office du tourisme prodigue ses bons conseils. Comment font-ils pour ainsi vivre dans ce château hanté ? Veut-elle entrer, monter dans les étages, retrouver des bruits de voix, des odeurs ? La porte est fermée. Les riches petits vieux qui furent des enfants chantant maréchal… chassent les intrus, les dangereux jeunes gens. Des balcons avec des pots de fleurs. Tout est bien net, effacé. Qui vit sous le même toit que Pétain ?
Elle voudrait mener une enquête pour savoir qui a vendu l’hôtel, à quel prix ? Quels travaux ont-ils été faits pour qu’à nouveau l’architecture bascule dans la légèreté, l’amnésie et le repos d’avant la mort ?
Elle connaît aussi l’hôtel de la Paix.
A l’hôtel de la Paix, s’installe le ministère de l’information et de la propagande. Un fonctionnaire avait-il trouvé cela drôle ? Rafle de 1942. Le jeune Mitterrand travaille et est en charge des prisonniers. Castel français. Les combattants redeviennent des hommes en armes médiévaux. Les allemands de passage eux adoptent le Majestic qui fait partie du complexe hôtelier de Pétain. Les vichystes sont venus soigner les névroses de la France d’avant-guerre.
Et puis l’Algeria Hôtel
Nom d’empire colonial. Département français. Algeria comme si Vichy était anglaise. Algérie, l’île.
Papier à lettres posé sur le petit bureau qui fait face au lit. The ALGERIA HOTEL. Et le petit dessin de la bâtisse illustre le nom exotique et africain avec sa façade en éperon. Ramures des arbres au pied de l’immeuble. Une voyageuse américaine des années trente écrit à son mari resté à Chicago. Il verra où elle vit durant son séjour à Vichy. Elle lui dit qu’il lui manque, qu’elle commence à mieux parler le français, que la ville est au bord d’une jolie rivière, l’Allier, et qu’il aimerait l’ambiance un peu décadente de l’endroit. Your beloved Katie.
Commissariat général aux questions juives. CGQJ. Vallat, l’amputé, Vallat l’homme au bandeau noir. Il manque des locaux. Pas assez de chambres dans l’hôtel. Il faut du personnel, il faut des bureaux pour organiser le pire. Légiférer, administrer, aryaniser. Les chefs font des allers retours entre Paris et Vichy. Les jeunes secrétaires tapent à la machine les lois anti-juives. A la fin de leur journée, elles retournent dans les villages environnants. Elle sont contentes de fréquenter dans les couloirs tous ces messieurs puissants, qui les lorgnent parce qu’elles sont appétissantes, si jeunes et si fraîches filles des campagnes françaises.
L’hôtel infâme change de nom après la guerre. Hôtel Carnot. Elle a beau errer dans le quartier du parc, elle n’arrive pas à retrouver l’ancien Commissariat. Les blondinettes des années quarante sont mortes ou ont perdu la mémoire. Elles avaient besoin de travailler, de s’émanciper, d’être modernes. Les filles de Vichy.
Elle a envie de quitter cette ville honteuse. Elle pense à Pierre R. qui a dû abandonner Paris, aller d’hôtel en hôtel, de meublé en meublé en zone libre parce qu’il était juif, parce qu’il était psychiatre. Il divorce en 1942 à Cannes. Et il partira pour l’Amérique. Le destin de grand-oncle Ruben a peut-être été scellé dans une chambre de l’Algeria hôtel. Mais personne ne s’en souvient. Elle roule en direction de l’autoroute, à la sortie de la ville : VICHY.
Marie Du Crest
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