Vertiges suivi de l’adaptation scénique de Christine Dormoy, Patrick Kermann
Vertiges suivi de l’adaptation scénique de Christine Dormoy, Patrick Kermann, novembre 2017, 126 pages, 17 €
Edition: Espaces 34
« Paroles et musique »
Il est impossible de lire Vertiges sans se dire que c’est la fin, l’entrée dans le sommeil. S’endormir comme dernier verbe. L’édition du texte elle-même nous invite à saisir le livre dans les derniers moments de l’écriture comme les dernières heures de la vie puisqu’elle mentionne en sous-texte, avec la pudeur du chagrin : février 2000.
Le 29 février 2000 sera le dernier jour de Patrick Kermann. C’est peut-être cela le plus grand vertige, cette forme de malaise face au vide, cet étourdissement du monde qui tourne, qui chavire. Vertiges au pluriel proférés par les voix multiples des burlesques « monomaniaques », d’écervelés selon le propos de l’auteur qui au fond passent leur temps à radoter et celles du quatuor vocal impuissant à remettre par le langage de l’ordre au monde. Dans Vertiges, P. Kermann dit l’explosion humaine semblable à celle des réacteurs de Tchernobyl qui ont tout anéanti. Il a beaucoup pensé à cette catastrophe nucléaire en lisant la Supplication de Svetlana Alexievitch, au moment où il écrivait son texte.
Il n’y a pas de continuité possible, de récit ou de personnages : le fragment, le mot tronqué (p.15), le slash, les élisions, les apostrophes, les tirets, les chiffres, ébranlent les fondements du logos. L’absurdité, la vacuité se réfugient dans la redite mécanique : le texte s’ouvre sur un solo parlé chanté qui répète « je parle ». Des cycles recommencent : celui de « l’histoire d’amour en trio » par trois fois ; le « jeu » quatre fois. Les voix et les paroles peuvent aussi faire cacophonie puisque toute harmonie est abolie. Ainsi les sept monomaniaques et deux quatuors sur la même page se font entendre au moins dans la matière musicale.
Il faut tenter décrire ce qui se dit, épuiser les conversations, aller jusque dans l’onomatopée comme s’il fallait à tout prix toucher l’os du monde (moi je phuit), s’en saisir des incompréhensibles parlures (débarre l’doisil), revenir aux conjugaisons, aux déclinaisons enfantines, mêler les langues sans les traduire (l’anglais et l’allemand face au français). Tout vole en éclats ; les illusions de l’amour et de la vie dont triomphe toujours la mort. Seule pourtant l’écriture poétique parvient à construire du sens. Patrick Kermann l’intègre dans des solos ; c’est-à-dire justement lorsque, dans la musique, s’affirme l’instrument, invoquant la forme médiévale du dit, cher par exemple à Rutebeuf. Le solo se fait poème avec titre au centre du texte : « Le charnier de mes rêves » (p.47-8) avec distiques. Le premier vers en anglais invite le second en français et s’inverse en chiasme pour finir. Ou « Sur le fil » (p.63) en matière de chute, d’épilogue, revenant au leitmotiv du charnier au vers 9. L’écriture à la première personne se libère enfin comme le dit le retour lancinant de la phrase « mon corps déborde » et ce jusqu’à l’ultime silence exprimé selon la grammaire médiévale en l’absence du pronom personnel devant le verbe (m’endors). Ce retour au poétique et à l’unicité s’annonce dans l’avant-dernier fragment, vertige justement au singulier.
En tout s’affirme le men(t)songe : le faux et l’imaginaire. Le texte lui-même vit dans une postérité musicale comme un livret opératique sans partition conjointe, à l’écart donc du théâtre mais en devenant partition composée par J. P. Drouet. La musique en quelque sorte sauve le monde du langage parlé, impuissant par essence à consoler. Ainsi l’œuvre fut-elle créée en 2001, à Poitiers d’abord avec l’ensemble Ars Nova, puis avec les musiciens de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine.
Marie Du Crest
Le volume présente par ailleurs à la fois l’adaptation scénique du texte de P. Kermann par Christine Dormoy ainsi qu’une série d’annexes qui éclairent la lecture de l’œuvre.
A paraître chez le même éditeur : Thrènes ; Prédelles.
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