Versants, Proses poétiques, Jacquy Gil (par Marc Wetzel)
Versants, Proses poétiques, Jacquy Gil, Éditions Unicité, novembre 2022, 96 pages, 13 €
Edition: Unicité
« Les nuages que reflètent les chemins après la pluie ont beaucoup à dire… Et c’est au ciel qu’ils le disent ; à ce ciel qui jamais ne les voit sous cette face, et qui ne sait rien finalement, ou si peu, de ces drôles de passants qui le traversent et qui à chaque instant inventent un langage dont l’homme parfois sait tirer quelques présages » (p.88).
« Il y a toujours une autre réalité qui ailleurs se décide. Et si nous étions pourvus de plus de clairvoyance nous irions plutôt chercher ce qui demande à être vu dans ce qui ne se montre. Le monde serait autre et nos regards portés sur lui plus lucides » (p.85).
Toute hauteur se paye. D’abord parce qu’il faut que le corps ait l’âge et la volonté d’y grimper ; et ensuite que ce même corps (enrichi, annobli peut-être) résiste à la descente abrupte, à ses appuis fragiles : tout amateur d’élévation ponctuelle doit en organiser, à proportion, sa normale dégringolade – et ses lacets de vertige sur crampes. Et l’esprit (la conscience qui choisit, calcule et invente), qui est monté avec, devra lui aussi, solidairement, redescendre.
Comme on n’escalade rien une fois pour toutes (à moins de bêtement se suicider au sommet, ou d’y crever seul de soif, froid ou inanition), l’inconnu qu’on aura fait sien demande retour, aménagement, rapatriement de l’expérience cruciale : ce qu’on a su voler à la simple vie doit la réintégrer. Il n’y a pas d’aller simple pour un mortel. Jacquy Gil, 74 ans, retraité de la garrigue (au Nord-Est, encore assez tranquille, de Montpellier) passe littéralement le dernier âge de sa vie à arpenter sans cesse les collines secrètes qu’il a toujours connues – mais qu’il n’a plus à travailler en vigneron, à commenter en journaliste, à sillonner en VRP, ni même à fixer en illustrateur ou photographe ; ce terrain de jeux qu’il connaît parfaitement lui est devenu une sorte de zone de méditation protégée, non un pays à comprendre (il en sait déjà tout ce qui se montre), ni un crépuscule à distraire (il n’a besoin d’aucune œuvre pour ses moments d’être banal), mais le pays où se comprendre, et le destin dont s’extraire. Il le dit dans un des rares passages obscurs de cette œuvre sobre et infiniment juste :
« Je l’ai dit maintes fois : un jour je m’en irai chercher le lointain qui me cache…
Ça sera là ma troisième quête, celle d’un troisième âge en quelque sorte, la première m’ayant amené à m’égarer dans l’infini des étoiles ; la deuxième à me perdre dans l’énigme du verbe.
Trois volets – un triptyque ! – pour une vie promise à l’errance. Tout un aller se jetant corps et âme dans les méandres de l’inatteignable, – voué à l’inutile » (p.86).
L’homme, fils de paysans, s’est donc éveillé à lui-même par le regard sur les étoiles : sa passion astronomique n’a cessé de croître, et dure encore ; mais la voûte céleste, quoique sublime, n’est encore qu’un lointain qui se cache (et qu’il suffit de considérer de mieux en mieux pour l’atteindre) ; sa passion pour la poésie (il a longtemps hanté, animé, nourri des revues de toute sorte), de même, a rempli sa vie ; mais la poésie n’est qu’un langage qui se regarde, d’infiniment près, changer et grandir, et veut, en chacun, épuiser le lointain que l’on cache. En poésie, on révèle ce qu’on exprime, et on chante ce qu’on révèle : mais face au Tout silencieux des choses, la poésie se montre bavardage local, et parasite (par chance inspiré, mais par principe ingrat !) du mystère. Nos télescopes nous permettent (dangereusement) d’approcher l’horizon sans avoir à sortir de nous-mêmes, et nos chants poétiques (complaisamment) de croire, en accédant seulement au meilleur du langage, atteindre assez le cœur de l’Être. Le télescope transporte illusoirement notre corps jusqu’aux étoiles ; et l’épaisseur immatérielle, donc annulée, du chant poétique nous fait faussement toucher notre âme comme étoile suffisante. Jacquy Gil opte donc, ici et désormais, pour la confrontation méditative avec le Tout des choses (le ciel en restera seulement le théâtre ; la poésie la secrétaire) :
« Ainsi le lointain ne fait pas quête, même s’il éveille en nous le désir de nous dépasser, même s’il se rapproche parfois de l’absolu.
Il ne fait pas quête tant que nous n’avons pas pris conscience que la distance qui nous en sépare est l’épaisseur de nous-même, tant que nous n’avons pas mis en nos pas un peu de notre âme, et beaucoup de notre esprit » (p.12).
Trois choses frappent vite dans ce recueil. D’abord, alors que l’auteur serait incollable sur faune et flore (et minéralité !) de la région, il n’y a pas ici une seule espèce nommée, un relief précisément décrit, un « endroit » typique : ce n’est pas simple refus de faire guide touristique, c’est décision de nous emmener, analogiquement, en tout endroit intime au lecteur et propre à lui, et qui ne lui résisterait pas plus que cette campagne à l’auteur. C’est manière de nous dire : arpentez, en même temps que moi, votre pays archiconnu, celui dont aucune particularité ne vous ferait davantage obstacle qu’à moi ici les siennes, trouvez simple occasion de vous y inaugurer, comme moi, un bain général de réalité : tout détail idiosyncrasique en rendrait votre version vivante plus malaisée. Le lisant, pouvoir en faire au mieux de même dans notre propre pays de toujours, c’est l’objectif de l’absence résolue ici – comme ontologiquement militante – de toute couleur locale. L’unique mot d’ordre est : que ce qui t’est, comme pour moi, le mieux su te devienne le plus exotique, que le plus familier soit le plus « rebelle » ; arrache-toi à la chose même où tu te tiendrais en parfaite connaissance de causes :
« Je pense à une montagne qui n’en est peut-être pas une. Non point parce que je ne la vois que dans mes rêves, mais parce que je la sens rebelle à mon imaginaire et donc peu encline à se laisser approcher, même avec des mots.
Elle est bien là pourtant, quelque part en moi qui se dresse, arrogante, se défilant sans cesse, m’abandonnant à mes errances, à ma soif d’atteindre ses sommets.
Voudrait-elle me signifier que je ne pourrai jamais m’arracher à mes pesanteurs originelles ? » (p.13).
Ensuite, cette étrange don (et résolution) qu’a l’auteur, plutôt que d’interroger le monde, d’entrer dans l’interrogation même du monde, comme si spontanément le réel se demandait où il veut lui-même en venir, comment il a mal, à quelles contradictions internes il passe le temps même de l’écoulement du monde à répondre, comme si c’était la curiosité même de l’univers, non la nôtre, que l’auteur souhaitait prendre en compte et satisfaire.
« Il va falloir nous étonner encore, prendre le pas sur le questionnement, donner la priorité au ressenti.
Et qu’importe si aimer n’est toujours pas à notre portée. Le monde n’est pas seulement ce qu’il nous montre, il est aussi ce à quoi il aspire » (p.25).
Enfin, malgré l’humilité certaine de l’auteur (tout autodidacte lucide se sait orphelin de la science), il y a sa fierté d’aborder l’inconnu, non pas d’égal à égal, mais du point de vue de l’inconnu même. C’est que celui-ci ne sait pas plus que nous où en est notre accès à lui : tout ce qu’il devine, c’est que les hommes prennent, avec lui, par paresse, pudeur ou perplexité, tout leur temps ! Si Jean de la Croix avait la solution (« pour sûrement aller où tu ignores, prends le chemin que tu ne connais pas »), nous reste le hic du poseur de balises : comment savoir choisir entre voies qu’on ignore pareillement toutes ?
« À marcher lentement, on se libère du temps et de la distance : on s’écarte peu à peu du but qui nous avait mis en marche.
Et si l’on chemine parfois dans l’ombre, parfois dans la lumière, c’est qu’une autre quête se décide au plus profond de nous, qui n’a pas su encore se nommer, hésite quant à sa finalité.
Cependant, il n’est pas vain de croire en elle, de penser qu’il y a toujours de l’inconnu à atteindre ; qu’il nous attend et même qu’il s’impatiente » (p.27).
Ce que cherche cet auteur dans sa « confrontation méditative avec le tout des choses » (l’expression ne rendait pas justice à l’héroïque splendeur de son affaire, mais elle dit ce qu’il tente), c’est la chose la plus difficile et précieuse : une joie réelle, sans pourtant la moindre consolation. L’âme ici ne se raconte jamais d’histoires : par exemple, elle ne s’imaginerait (à tort, et même ridiculement) immortelle que pour parer ainsi, vainement, à l’interminabilité de la pensée qui l’attend (« On approche… Et plus on approche moins l’on sait de quoi, de qui l’on approche ! (…) C’est comme si le temps nous poussait à emprunter une voie dont nous serions l’issue », p.31). De même, l’âme en sait encore moins sur son mouvement que le Soleil sur sa propre course, et la foi qu’elle a en son originale automotricité (comme disait Platon) ne lui confère aucun « char céleste » à bord duquel s’embarquer :
« Tout se déplace, vient jusqu’à moi tant est vive la foi qui anime mes élans.
Ce matin, j’ai même croisé le Soleil ; il m’a dit tout le ciel qu’il espérait toucher durant sa course. J’aurais aimé le suivre, mais bien trop d’espace encore me séparait de lui, trop loin j’étais du plus bas de sa lumière » (p.36).
De même encore, si seule une âme attentive et présente à elle-même peut (comme disait aussi Platon) se montrer juste (impartiale et noble), le bien qu’elle fait ne lui garantit en rien son propre présent, le bon usage de sa présence même au monde : la morale nous assure de ce que nous devons (pour autrui) faire vivre, mais pas du tout de ce que nous pouvons bien tirer du présent qu’il faut vivre :
« Le présent est un bien précieux qui à chaque seconde nous échappe. Il faudrait pouvoir vivre là où et quand il nous est demandé de vivre, ne pas amputer nos instants du meilleur qu’ils avaient à nous donner » (p.38).
En Jacquy Gil, l’astronome a fait sagesse tragique de tout ce qu’il a pu explorer. La leçon qu’il tire est que tout (et d’abord le Tout lui-même de l’activité de l’Univers !) va vers ce qui lui échappe, en tout cas vers ce qu’il ne peut jamais complètement éclairer (« Mouvement ! Élan qui se perd dans l’indicible, trouble le passant, l’égare dans sa propre errance. – Comme si tout allait en quête d’un au-delà où la lumière toujours se dérobe » (p.39). En lui aussi, un poète est comme revenu de tous ses chants, comme s’il n’avait jusque-là pas su quitter le pays acquis de sa propre voix : comment croire aller vers le neuf, si notre façon même d’aller n’est qu’un pays de vieille connaissance ? Les miracles mêmes que l’écriture a faits sont un décor obstruant l’irrémédiable nouveauté qui devait venir : levons plutôt, si l’on peut dire, l’encre !
« Il ne sait aller que là où il croit aller. Sa vision le ramène toujours à des souvenances, lui dresse des horizons qu’il a franchis pourtant depuis des lustres.
Ainsi se trouve-t-il en permanence dans un quelque part qui l’a atteint bien avant que ses pas ne le touchent » (p.40).
D’où de drôles de voix indigènes qui, partout, interpellent et sermonnent rudement notre auteur. « Trouve le moyen de me visiter autrement ! » semble dire (p.46) chaque lieu traversé, las d’être indéfiniment conjugué en mêmes paysages ! « Ne confonds pas naïvement chemin et voie ! » (p.47), car si le chemin sait mener quelque part et donner sur un « plus loin » utile, la voie, elle, mène à son propre dépassement, ouvre à la suite possible du parcours même, fait donc trembler toute bonne raison d’être en train d’y aller. « Dessille-toi assez les yeux pour aimer voir plus loin qu’eux, ou que par eux ! » (p.50), ou : Tu as assez de ressources, de latitudes d’essor, pour tenter et tester d’innombrables moi dans ton usage du monde : ce qui te contraint d’être n’a aucune idée de toi, donc aucune prise sur la part libre de ton élan de vie ! L’auteur l’écrit ainsi :
« Nous n’étions contraints que d’être. La page à tourner chaque jour ne l’était qu’au moment où pointait notre lucidité.
Cela n’enlevait rien à notre innocence et nos rêves savaient que des lendemains nouveaux les attendaient, que nos mains saisiraient plus que leurs habitudes.
Un pacte était signé entre nous et nos autres nous-même : désormais nous ferions chemin ensemble, nous enrichissant de nos différences. – Le monde se reconnaissait enfin dans nos élans » (p.51).
En quel genre d’homme, enfin, sa méditation l’a-t-elle changé ? Pas en philosophe, car déjà il l’était : il le faut pour saisir et formuler (p.56) que le temps lui aura révélé l’innocence même dont il l’a justement expulsé. Ou (p.60) que c’est à l’approche de sa mort qu’on devine si l’on a réellement aimé et chanté la terre pour sa pure présence plutôt que pour notre seule vie. Ou que les sources qu’il s’agit d’éveiller en nous, toujours disponibles car ne s’asséchant jamais pour toujours, sont précisément celles qui coulèrent en nous pour rien (p.62). Alors, en quoi ? En homme qui tremble juste, qui réintègre le mouvement de sa vie dans la vie de tous ceux qui sur terre se meuvent : par une admirable intuition, Gil sent toute la vie animale terrestre dynamiser, par va-et-vient réactifs, les mondes végétal et inerte qu’elle parcourt : tiges et graviers tremblent autrement sous les frissons, bonds et vols animaux qui les frôlent que par simples eau, vent, feu et pesanteur ! C’est un incomparable poète qui sait voir cela : que l’animalité solidarise, à la surface de la terre, tout sous son emprise motrice, qu’ainsi l’univers extra-animal devient comme son arène, sa chose immense et toréable à loisir !
« Ici, seuls les hommes et les bêtes ont la faculté de se mouvoir. Mais tout vit intensément sous leurs pas, s’anime au-devant de leurs regards : le minéral, le végétal… L’Inerte vibre en eux, vient jusqu’à eux (l’immobile se met en marche !), et c’est là dès lors le rendre plus vivant qu’il n’apparaît. Tout va d’un seul et même élan » (p.61).
Oui, c’est un auteur d’une magnifique et sobre intelligence de la vie. Touchent à chaque page sa gratitude, malgré tout, à l’égard des mots (merci à ceux-ci de retarder ce moment où ils ne nous seront plus d’aucun usage pour savoir mourir ! (p.68) ; son respect de l’exigence objective (la lucidité ne nous comble certes jamais, mais elle seule peut changer ce qui en nous demande à se satisfaire (p.69) ; l’élégance de son mysticisme même (s’extrayant douloureusement de la Caverne, l’homme – (« aveuglé sans doute, mais traversé avant tout » (p.70) – se tourne moins vers le Soleil que vers l’Un dont celui-ci même émane :
« Tu crieras à qui saura l’entendre l’intensité qui t’habite, travaille en toi et qui te consume pour te reverser dans l’ardent creuset où naissent les étoiles et où tout se recommence ».
Nous mourons, dit l’auteur, parce que nous avons besoin du temps (et que le temps nous enlève logiquement le moyen de monde même dont il dote) ; et nous devons y consentir, car même l’éternité, ajoute-t-il, a besoin de nous (même si l’éternité n’est ou ne donne rien, la parole de l’homme seule assure vie à son rien). Trois tranquilles et parfaites remarques le disent, dont la dernière énonce prodigieusement que le monde abandonne normalement, légitimement, tous ceux dont l’être-au-monde se sera étouffé, épuisé ou étiolé en être-à-soi – le monde entre puis sort, sans cesse, voilà tout, des capacités mêmes de faire monde que nous sommes :
« Le temps n’est plus ni moins qu’un serviteur zélé à la solde de l’Univers ; c’est un travailleur intransigeant, irréprochable et pour cela incorruptible. Il est tout ce que nous ne sommes pas : fidèle à lui-même ! » (p.77).
« Il se peut que l’éternité débouche sur du néant, que le temps fasse table rase de tout ce qu’il avait mis en branle. Mais cela ne sera que le signe avant-coureur d’un nouveau commencement, car ce rien ne se pourra vraiment tant qu’il n’aura d’autre éventualité pour exister que de se dire » (p.78).
« Nous ne mourons pas, c’est le monde qui nous quitte !
Peut-être parce qu’il ne nous aime plus, qu’il ne retrouve plus en nous la vitalité qui nous poussait toujours à croire en lui et qui semblait indéfectible.
Peut-être parce qu’il ne voit plus en nous qu’un être qui perd pied, renonce à tout peu à peu, ne s’émeut que de lui-même, et qu’il n’y a donc plus d’avenir possible pour une existence commune » (p.93).
Comme Vincent Dutois ou Bruno Krebs, poètes vivants eux aussi largement méconnus, Jacquy Gil offre, on le voit, une œuvre très singulière et profonde, dont la rencontre fait sentir plus finement, voir plus loin, ressaisir plus authentiquement ce qui importe vraiment. Un dernier admirable extrait :
« Il y a chaque jour un peu de moi qui m’atterre, qui se refuse le ciel que je m’étais pourtant efforcé de lui offrir.
Les brumes qui s’insinuent entre nous s’accommodent si bien de mes souffrances que j’ai fini par les croire légitimes.
Et pendant que l’autre partie de moi – la plus heureuse – se satisfait de sa lumière, le temps déroule un chemin sans retour sur lequel je me revois renoncer à des amours qui n’ont pas été parce que je n’ai pas su être » (p.80).
Marc Wetzel
Jacquy Gil, né en 1948 dans l’Hérault, où il réside toujours, est vigneron, poète, journaliste, astronome amateur, revuiste et actuellement… chroniqueur criminel. Un destin voué à l’écriture, qui le lui a bien rendu.
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