Vache enragée (Chokers en Survivors), Nathan Trantraal (par Marc Wetzel)
Vache enragée (Chokers en Survivors), Nathan Trantraal, éditions Lanskine, juin 2020, trad. afrikaans, Pierre-Marie Finkelstein, 132 pages, 16 €
« Ce poème je l’ai écrit deux fois
parce que ma mère la première fois qu’elle l’a lu
elle m’a dit : “Tu peux pas écrire ces choses-là,
j’vais me retrouver en taule”.
C’est elle qui m’a appris
à m’débrouiller.
Pas à m’débrouiller façon gangster,
mais à m’débrouiller façon femme-seule-avec-six enfants
à m’débrouiller dans le bon sens du terme.
C’est ma mère qui m’a appris
à pas être sentimental.
La première chose qu’elle a mise au clou
c’est son alliance » (p.49)
mais aussi :
« Brynley se considère comme un homme qui aime les enfants.
Ça a beau être un gros con, il compense
par des fringues hyperchères et des bijoux d’un goût à chier.
À l’en croire, il nique chaque semaine
un gosse différent et moi j’suis prêt à le croire
parce qu’une chose est sûre – il a tous les accessoires nécessaires.
(…) “Nathan, toi aussi t’aimes ça, dessiner des bites ?”
Je l’regarde
et j’lui dis : “Évidemment,
quel mâle hétérosexuel à sang chaud
n’aimerait pas rester couché toute la journée à dessiner des bites ?”
J’sais pas s’il le fait exprès ou non,
mais il choisit d’laisser tomber l’ironie
et de prendre mes paroles comme une réponse sincère
à une question tout aussi sincère » (p.65)
Le titre original de l’œuvre, Chokers en Survivors, renvoie, semble-t-il, à deux choses différentes : d’abord à un sandwich d’assistés (au beurre de cacahuète et à la confiture) que l’institution scolaire distribue aux jeunes qu’elle soupçonne n’avoir guère d’autre repas, et que le miséreux fier jette ou donne – préférant la faim libre à une honteuse (en tout cas stigmatisante) et très partielle satiété ! (même si le poète, qui méprise toute fierté télécommandée, ramasse les rebuts pour les consommer ou revendre) ; mais le terme renvoie aussi à une équipe nationale de cricket ratant méthodiquement ses plus grands rendez-vous. L’idée du groupe sportif parvenu valeureusement en finale, et y perdant, « échouant chroniquement tout près du but », comme une sorte de challenger-maison, indéfiniment reconduit (comme « étranglé » par l’enjeu), renvoie à un officiel ascenseur socio-politique toujours en panne à partir de tel ou tel prestigieux étage, hanté par ceux qui, condamnés à l’exploit, s’y ratent invinciblement. Ainsi, dans Vache enragée, c’est moins le coup de colère rebelle, ou l’aliment précaire et dangereux, qu’il faut retenir qu’une chance passée qu’on est sûr de ne pas revoir, une sorte d’indigne consolation des malchanceux. C’est le menu, par défaut, du déshérité, le sort commun (et fatal) de ceux qui auront perpétuellement failli y arriver. Au fond, une sorte de « vie-aux-rats », jetée à ceux qui, ne pouvant rien à leur mort sociale, préfèrent échouer en quelque sorte devant la mort tout court. Chokers en Survivors, c’est le bromure de la faim de vivre, la désolante ration du rescapé historico-culturel, dosée pour ceux que leur trop ancienne souffrance a rendus, estime-t-on, incapables de se battre pour eux-mêmes.
« … Sur la route y a des oies
une centaine de chats perdus
un millier d’humains perdus
et si tu r’gardes bien les visages
tu verras qu’ils sont tous
morts depuis mille ans –
les gens,
les oies
les chiens.
Ils sont contents d’être là
et tous ceux qui vivent à Valhalla Park
te le diront : c’est l’endroit le plus sûr où habiter
je les crois parce que c’est prouvé
les morts ne font pas peur aux morts » (p.73)
Le poète a eu, à cela, trois réponses liées : d’abord écrire directement en kaaps (qui est la version « argotique » de l’afrikaans – pidgin-créolisé combinant néerlandais, anglais, et des éléments de Malaisie et du Portugal –, le dialecte des « métis » des classes populaires de la région du Cap). Nathan Trantraal s’en explique lui-même (dans un rare et récent entretien disponible sur Internet avec une journaliste belge) : il a davantage confiance en ce qu’il dit quand il l’écrit en kaaps ; c’est qu’alors il formule et rédige comme il se parle ! Il y trouve l’honnêteté du petit propriétaire d’une parole trop méprisée pour qu’on la lui dispute, trop déclassée pour que quiconque l’imagine pouvoir s’en prévaloir hypocritement. Ensuite, dire ce qui est, c’est-à-dire ce qu’on ne peut pas empêcher de faire ou de laisser être, quand on est dans une forme de vie qui vous force à la subir sans vous permettre de la juger. Trois simples passages suffiront, par leur décourageante crudité, à caractériser ce que peut bien signifier, alors, « ce qui est » :
« D’aussi loin qu’il s’en souvienne
Sietjie avait toujours rêvé d’être un nazi.
Il était musulman et métis
mais c’était un détail sans importance
et je sais c’que tu penses :
tu te dis que peut-être Sietjie était
un nègre honteux.
Mais la vérité vraie (Die plain fact however is), c’est que Sietjie
avait toujours voulu être méchant.
Il trouvait Hitler cool.
Il connaissait rien à l’Histoire
et si on lui avait d’mandé c’qu’était le Troisième Reich
il n’aurait même pas su de quoi on lui parlait.
Il savait juste qu’Hitler était méchant
et qu’il avait tué plein de gens.
Au collège son prof d’histoire
l’avait surnommé l’Allemand.
Sietjie adorait ce surnom.
Ses livres d’école
étaient couverts de petits dessins,
de bd, de conneries, de croix gammées,
d’Astérix et Obélix,
de Tic et Tac, les rangers du risque » (p.93)
« Un soir mon père s’est assis avec nous
et nous a raconté des trucs hyper bizarres.
Il nous a dit que quand il était jeune
ses frères et lui
allaient piquer des figues à Monte Vista.
Là où poussent les figues c’est surtout d’la forêt et du sable
mais y avait les maisons des Blancs pas loin
avec des arbres fruitiers dans la cour.
Voilà ce qui s’est passé : les boers les avaient chassés –
enfin les gosses des boers plutôt –
à coups de cravache ou un truc dans l’genre.
Alors mon père et ses frangins
ont chopé un des gosses blancs dans la forêt
et ils l’ont kidnappé.
Une fois seuls avec lui,
ils l’ont plaqué au sol
et chacun son tour
ils lui ont chié dans la bouche (…)
Je sais pas quoi penser d’cette histoire.
J’sais pas c’qui fait l’plus mal :
qu’on t’fouette avec une cravache
ou qu’on t’chie dans la bouche
et qu’on s’torche avec tes ch’veux blonds » (p.81)
« April nous appelle : “Venez tous,
v’nez voir c’que fait pépé”.
On entre dans la chambre et on voit pépé dans son lit
qui se branle à tout va.
Ténie dit qu’elle en a marre de ses conneries
et quitte la pièce.
April rattrape sa sœur Ténie
et insiste pour qu’elle regarde
comme Picasso regardait Françoise Gilot.
April éclate de rire.
Au lieu d’arrêter pépé crie
à April : “J’y peux rien,
April, j’ai la trique”.
Lorsqu’enfin il décharge
pépé a l’air d’un petit chien honteux.
Il sait qu’il s’est mis dans la merde
il connaît bien April.
Il sait que maintenant on ne s’inquiètera plus.
Il se rend compte qu’il doit trouver une ruse
alors il essaie d’lui faire le coup de la démence sénile
il demande : “Où suis-je ?”
mais là où il fait une erreur
c’est lorsqu’il demande à April quel jour on est,
parce qu’elle lui donne la seule réponse logique :
“jour de branlette, pépé” » (p.113)
Enfin, écrire en kaaps ce qui est… mais en poète. Bien que scénariste, animateur d’ateliers d’écriture et auteur de BD, Trantraal est essentiellement poète. D’abord parce que la poésie est une des rares forces qui puisse se faire amie (ou en tout cas confidente) de la violence sans devenir par là son alliée, se compromettre avec elle, se salir en elle (alors que dans le lent train de nuit d’un roman, on ne pourrait guère éviter de coucher avec elle). Ensuite parce que ses ultra-synthétiques récits sont, comme on vient de voir, moins de métaphoriques nouvelles que des sortes de haiku socio-culturels : comme le haiku ordinaire enregistre l’instant où la nature se fait, ou plutôt parvient de justesse à ne pas se défaire, celui-ci saisit l’instant où la culture manque de (définitivement) se défaire, et vient, devant nous, se déchirer sous son propre poids. La poésie peut seule faire survivre une parole comme en apesanteur (précaire, mais salvatrice) au-dessus de son sol effondré, du chaos brûlant qu’est devenu son fondement humain, et d’abord historico-public. Et comme dirait Olson, « on ne pommade pas un vol-plané ».
Mais la poésie n’est pas une ardeur neutre. Même cette poésie trantraalienne qui regarde tout, qui nous donne les yeux objectifs de ses mots et formules, qui nous fait assister comme intégralement à ce qui aura fait grandir son aède, qui nous fait contempler le désastre collectif du miracle autodidacte de cette vie singulière, use par là-même d’un principe de détachement, qui vient de plus loin que la situation qu’elle dénonce, et que la culture qu’elle révèle, d’une sorte de désengagement lié à une acceptation ou chinoise de l’évolution cyclique, ou occidentale de l’ordre sous-jacent. C’était déjà le dilemme des premiers penseurs grecs : comment théoriser le propre de quelque chose sans lui imposer sa sorte de sagesse d’avance, comment se détacher du spectacle vécu et cesser d’y directement participer sans commencer à trahir ? Ou, pour le dire autrement : comment photographier l’Enfer sans graisser la patte au Diable ?
« La famille de ma mère fait un barbecue c’est sympa.
Moi je me tiens en retrait
et je regarde les autres s’amuser.
C’est l’idée que je me fais d’un bon moment,
voir tout le monde s’amuser
sans devoir y participer » (p.117)
Mais le génie poétique est ici, quoi qu’il en soit, au rendez-vous, acéré et fraternel (cet auteur, où qu’il en vienne, est extraordinairement vif et juste) :
« Mon frère, lui, dit que mon grand-père était un comédien
qui jouait en permanence un personnage,
une sorte d’artiste conceptuel
doué d’un sens de l’humour très développé
(My broe sê my oupa wasse vaudevillian
wat permanently in character was,
‘n type van conceptual artist
mette highly sophisticated sense of humour)
Il dit que mon grand-père était le post-moderniste par excellence
l’incarnation vivante
d’une caricature d’alcoolo.
Le plus drôle c’est qu’il ne pouvait dire à personne
que sa vie n’était qu’une simple blague.
C’était une plaisanterie pour initiés entre Dieu et lui
(It wasse in-joke tussen hom en God) » (p.110)
Marc Wetzel
Nathan Trantraal, né en 1983 au Cap (Afrique du Sud) est un poète, journaliste et traducteur sud-africain. Il est également illustrateur et scénariste de bandes dessinées et de romans graphiques. Il a reçu, pour ce recueil, le prestigieux Prix Ingrid-Jonker. C’est la première (et remarquable) traduction française de cette œuvre, parue en 2013.
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