Uniques, Dominique Paravel
Uniques, 22 aout 2013, 165 pages, 15 €
Ecrivain(s): Dominique Paravel Edition: Serge Safran éditeur
Visions des choses, interpénétration des temps et des vies, fulgurance des couleurs, dans un même lieu : une rue grise et triste, attendant la neige, un soir d’Epiphanie : « C’est toujours le passé qu’on voit. Que se passe-t-il, quels abîmes, dans ce retard, entre nos regards ? » (p.124). Le temps ne recommence à goutter que lorsque la narratrice reprend la main sur son œuvre. Dans la salle d’exposition d’une entreprise, elle a saisi sur un écran une portion vide de la rue Pareille où vivent tous les personnages, et où se trouve également l’entreprise Rodalpa. Rue vide, mais non pas inanimée – chacun peut y voir ce qu’il veut, s’y voir, en mouvement, en arrêt sur image, ou projetant ses fantasmes – : « En s’approchant il a compris qu’il s’agissait d’un écran plat sur lequel une image fixe était projetée. Une rue. Plus précisément la rue de l’usine, dont les bâtiments s’entrevoyaient sur la gauche. Aucun passant, une lumière indéfinissable, glauque, l’artiste avait sans doute filmé au petit matin. Tout était inerte. Il ne comprenait pas pourquoi les gens semblaient tous captivés » (p.69).
De la même façon, la narratrice qui revient sur les lieux de son enfance recrée en traîne le sillage du passé. La rue et les personnages vivent alors dans une poche de temps libre où vient s’échouer ce qui aurait pu leur arriver, ce qu’ils ont rêvé, ce qu’ils n’osent réaliser : « Ces inconnus à l’orée du jour entendent-ils comme elle une petite voix obstinée leur répéter que leur vie insignifiante ressemble pourtant à un destin ? » (p.23).
Fil conducteur, la narratrice est vue par tous les personnages, à un moment ou à un autre, comme une femme élégante, vêtue de noir et gantée de rouge : « Noël, il y a deux ans ? J’offre des gants rouges à ma mère. Elle caresse le cuir fin, la doublure de soie, remercie, je retrouve les gants dans leur emballage d’origine lorsque je vide l’armoire » (p.90). Mais, si elle porte bien les gants rouges, elle n’est jamais vêtue de la façon dont elle est vue : « Des regards étonnés s’arrêtent sur mon manteau miteux, mes cheveux calamiteux » (p.110). C’est cependant bien au moment où elle apparaît dans leur vie que les choses basculent : qui raconte des histoires, une histoire ? Eux, qui la pensent insaisissable et n’échangent rien avec elle, ou elle, qui les voit autres qu’ils ne sont ?
Pour la vieille Elisa qui vient de voler du chocolat au supermarché, elle est « Un heurt contre son épaule, une main gantée de rouge qui passe au-dessus d’elle pour prendre une bouteille sur le rayon. Elle laisse tomber le chocolat dépiauté et cache son visage dans ses mains » (p.18), alors que pour la narratrice : « Dissimulée derrière les packs d’eau minérale, une petite vieille dame grignote du chocolat et me fait un clin d’œil coquin, je souris » (p.93).
Pour Angèle, employée dans un call center pour une société de téléphonie : « En face d’elle, une très belle femme brune, vêtue d’un manteau noir et gantée de rouge, a détourné les yeux » (p.23-24), et qu’elle l’appelle par hasard, l’ayant sur une liste de prospects : « Que faisait Madame Montebello au moment où elle l’a appelée, quelle pensée secrète l’occupait dans laquelle Angèle est entrée par effraction ? Pelotes de vies emmêlées, tissées dans les images démultipliées du réel et du rêve, maillage infernal. (…) Comment dois-je vous le dire ? Ça ne m’intéresse pas. (…) Vous n’en avez pas assez de harceler les gens ? (…) Vous me faites perdre mon temps » (p.32-33), alors que le ressenti de la narratrice est tout autre : « Je me réveille d’un coup, déchirée par une sonnerie, je vais en titubant jusqu’au téléphone, une voix de femme me parle, basse, bien timbrée, avec une petite hésitation aspirée à chaque changement de phrase. (…) Je dis, votre voix est très belle. (…) Votre voix très belle. (…) Votre voix » (p.104).
Pour Violette, l’enfant disgracieuse et pauvre : « Devant eux, dans la rue Pareille, marchait une dame avec un très beau manteau noir et des gants rouge vif. Ils l’ont doublée, Violette s’est retournée pour voir son visage mais la dame avait la tête baissée » (p.42), alors que pour la narratrice : « La fille me regarde avec des yeux ronds, le garçon hausse les épaules, d’un coup de pied donne une impulsion à son skate et profilé comme un danseur s’éloigne. La petite fille le suit des yeux, m’oublie » (p.107).
Pour Jean-Albert : « Un peu en retrait, une femme en manteau noir, gantée de rouge, se tenait immobile et regardait elle aussi fixement l’écran. Il s’est demandé ce que signifiait son sourire. Dédain pour la vacuité érigée en œuvre, compréhension profonde de quelque chose qui, à lui, échappait ? Peu à peu la salle s’est vidée, tout le monde se repliait vers le rez-de-chaussée où avait lieu le cocktail de vernissage, ils sont restés seuls. Quelque chose chez cette inconnue le fascinait, ses yeux noirs et sa peau très blanche, l’élégance de sa tenue, mais plus que tout le secret qu’elle cachait. Il voulait qu’elle le regarde, il voulait entrer dans l’espace clos de son regard, comme si elle avait le pouvoir de lui révéler une chose essentielle sur lui-même. Mais très vite elle est partie, sans lui accorder la moindre attention » (p.69-70), alors que pour elle : « La salle s’est vidée, tous les visiteurs se sont repliés au rez-de-chaussée pour le cocktail de vernissage. Seul l’homme beau et angoissé est resté. J’ai l’impression qu’il attend que je lui dise un mot mais je n’en trouve pas la force. Dans quelques instants je descendrai moi aussi rejoindre les inlassables discoureurs de la culture (…) L’homme pourtant touche en moi une zone sensible, sa beauté, émouvante, comme s’il l’avait volée, son désarroi aussi.
– Ça vous plaît ?
Il ne répond pas, il continue à me fixer comme s’il attendait de moi d’autres mots, la révélation d’un secret que je serais seule à détenir. Je lui souris, impuissante. Du même pas hésitant nous nous dirigeons vers l’ascenseur (…) je le suis des yeux et le perds dans la cour assombrie par la tombée de la nuit » (p.113-114).
Qui influe ? Qui désigne ? Qui joue avec ses personnages, avec le temps du récit, les multiples possibilités, les échappées, les liens qui se créent et se défont ? L’écrivain, la narratrice, l’artiste. C’estdu reste, à demi avoué dans un clin d’œil : « Quel lien existe-t-il entre deux phrases, entre deux personnes, entre plusieurs histoires ? » (p.145), et dans la plaquette ronflante de présentation de l’exposition : « Plongé au sein de dispositifs perceptuels conçus comme des zones d’action temporaires, le spectateur appréhendera des parcours transversaux, expérimentera les notions de seuil, de réfraction, de trajectoire, dans un aller-retour permanent au lieu source » (p.148).
La narratrice, c’est aussi celle qui mêle en un écheveau plus ou moins délié le rêve, le fantastique, les peurs de l’enfance et les réalités de la vie. Chacun des personnages est unique, chacun est elle, et multiple dans sa complexité, unique(s), « seul en son genre ». Le secret que cache la narratrice : celui de sa destination.
Un livre qui subtilement brouille les genres, un livre très singulier : « Le prélude de Bach ne dure que deux minutes, dès qu’elle est atteinte la perfection disparaît » (p.66).
Anne Morin
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