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Une Vie poétique – Histoire zénithale, par Patrick Abraham

Ecrit par Patrick Abraham 05.02.18 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Une Vie poétique – Histoire zénithale, par Patrick Abraham

 

(Un matin, tu trouverais sa chambre vide. Aucun mot n’aurait été scotché sur le frigo. Il ne répondrait pas à tes appels. Abîmé, tu froisserais l’inexistant papier sombre et soyeux dont son image aurait été faite.)

*

Tu aimais la façon dont il laissait traîner ses vêtements sales partout dans la maison, les fourrait en boule dans son sac après les avoir sortis de la machine à laver mais, dans un magasin, remettait impeccablement dans leurs plis ceux qu’il avait essayés. Tu aimais l’élégance de ses gestes quand il fumait ou tapotait sur son téléphone portable : quelle rage, quelle humiliation pour lui si tu lui avais dit qu’ils étaient pour toi, dans leur perfection désinvolte, leur légèreté, leur inachèvement – la Grâce ! Tu aimais sa démarche très droite et un peu voûtée avec les bras le long du corps, les mains jamais dans les poches mais les paumes ouvertes vers l’arrière – si bien qu’au bout de quelques mois sans l’avoir cherché tu l’imitas. Tu aimais ses positions dans le sommeil : comme il se levait tard, bien après toi, tu le regardais dormir et le parcours de son corps sur le lit d’heure en heure, sa gymnastique immobile, avaient à tes yeux un mystère quasi théologique.

Tu aimais son horreur du bruit, son appétit de moineau. Tu aimais sa maigreur, ses cheveux sans maître, ses dents étincelantes. Tu aimais l’injustice de ses colères, de ses plaintes, de ses reproches. Tu aimais que de ton côté il ne te fût permis aucune colère, aucune plainte, aucun reproche. Tu aimais ses longs silences : il était préférable de n’en pas questionner les causes. Ton silence, comme deux fleuves, se mêlait au sien. Tu aimais qu’il détestât le sport mais non « l’Aventure ». Tu aimais sa délicatesse envers les pauvres, les subalternes, les Echoués – ceux avec qui personne n’est délicat, en général. Tu aimais qu’il fût communiste. Fils de pêcheur. En roue libre familiale. Tu aimais sa débrouillardise maladroite et son culot inefficace dans la vie quotidienne quand, pour toi, la moindre contrainte administrative t’assommait, te déboussolait des semaines à l’avance. Tu aimais ses mensonges et, ceux-ci découverts (car maladroits et inefficaces également), les romans de guingois qu’il bricolait à toute vitesse dont, par charité, tu feignais de trouver les intrigues vraisemblables, passionnantes. Tu aimais qu’il ne prît pas la peine de se déshabiller entièrement dans vos plaisirs comme si faire l’amour avec toi n’en valait pas l’effort, ne requérant de lui que la participation courtoise qu’on accorde à une conversation de hasard. Tu aimais ses jalousies quand tu bavardais avec un autre garçon et ses mines scandalisées, ses attitudes de Prince outragé quand tu lui rappelais ses propres amours – dont il ne te disait rien. Tu aimais, dieux auspicieux ! qu’il ne te déclarât jamais qu’il t’aimait. Tu aimais son goût des voyages et leur impérieux déroulement. Malheur à toi si tu eusses osé, un soir de riante humeur, en dévier le trajet ! Un jour, dans une ex-colonie portugaise, vous prîtes un chemin dans les dunes aboutissant à une autre colline. La mer était grise à vos pieds, une tache lumineuse éclaira le ciel, un instant. La végétation se fit plus dense ; le sentier, mal tracé, se perdait dans les broussailles. Un calvaire s’érigeait sur un rocher. Avec la précision et les métaphores d’un aède, il te décrivit l’arrivée d’un grain, au large, sa progression, son éloignement. Le grain vous atteignit, ayant gagné en violence : tu aimas jusqu’à l’extase l’odeur de sa peau, de ses vêtements, de ses cheveux trempés, cette après-midi-là.

 

Patrick Abraham

 


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