Une vie comme les autres, Hanya Yanagihara
Une vie comme les autres, janvier 2018, trad. anglais (USA) Emmanuelle Ertel, 816 pages, 24 €
Ecrivain(s): Hanya Yanagihara Edition: Buchet-Chastel
Publié en 2015 aux États-Unis, Une vie comme les autres (A little life) a déjà conquis plus d’un million de lecteurs de par le monde. Best-seller traduit dans une vingtaine de pays, ce livre s’inscrit dans une longue tradition littéraire américaine d’épopée romanesque. On y suit sur plus de trois décennies les parcours personnels et professionnels d’un quatuor d’hommes unis depuis les bancs de la faculté par une profonde amitié.
Point commun : ils sont tous talentueux et finiront par exceller dans leurs métiers respectifs. JB, le jeune haïtien homosexuel ambitieux, couvé par une mère et des tantes convaincues de son génie, gagnera la notoriété en tant que peintre. Malcom, le métis discret élevé dans un milieu aisé et progressiste, mènera une brillante carrière d’architecte. Le beau et timide Willem, d’origine scandinave, fils d’ouvriers agricoles du Wyoming, percera en tant qu’acteur, et enfin Jude, l’homme à la personnalité secrète et magnétique, deviendra un avocat d’affaires célèbre et redouté.
Lieu de vie commun : un New-York très centré sur les quartiers sud de Manhattan et de Soho en particulier.
L’auteure nous plonge durant 800 pages dans un microcosme intello-artistique, vivant en circuit presque fermé, limite bobo, sans dater les événements et sans préciser le contexte politico-économique, mais en multipliant les détails, les petits riens du quotidien qui, accumulés, dessinent les contours d’existences plutôt privilégiées et insouciantes, jusqu’à ce que le vernis ne craque et qu’une réalité complexe et tragique ne se révèle en la personne de Jude.
Lambeaux après lambeaux (de chair, dans ce cas précis), son passé est évoqué dans une série de flashbacks qui sont le moteur de la tension émotionnelle du roman. À mesure que l’on découvre les abus qu’il a subis depuis sa plus tendre enfance, les violences, la prostitution forcée, les blessures infligées par des moines pédophiles, des clients pervers, des conseillers sans scrupules d’un centre de jeunesse, et d’un psychiatre sadique (la liste n’est peut-être pas exhaustive, veuillez me pardonner un éventuel oubli), une vague, voire un déferlement d’empathie (comment faire autrement à moins d’être considéré comme dénué de toute humanité ?) submerge le lecteur comme elle submerge ses amis fictionnels, tous ceux qui tombent sous son charme et espèrent le sauver malgré lui de ses tentations suicidaires.
Jude, figure quasi christique, en se scarifiant à un rythme défiant les capacités de l’épiderme à se régénérer, cherche à reprendre le contrôle d’un corps devenu objet, lieu de supplices et paradoxalement de rédemption. Il tente de lutter contre une passivité qui le rend à ses yeux coupable des horreurs qu’il a vécues et à l’origine de son dégoût d’adulte pour l’acte sexuel. Des cicatrices physiques et morales dont il s’excuse toutes les trois pages (un tout petit peu moins peut-être) auprès de ses amis, de ses parents adoptifs, de Willem devenu son amant et son protecteur, de son entourage qui ne cesse de l’absoudre, toujours sans apporter de jugement, toujours avec bienveillance, jusqu’à l’épuisement, y compris celui du lecteur qui cherchera en vain une bouffée d’air frais à cette succession de rebondissements dramatiques dont on pressent très vite que l’issue ne pourra être que fatale.
Coupable/victime ? Ange/manipulateur ? Hanya Yanagihara a parfaitement su saisir l’ambivalence d’un être masochiste qui se déteste, qui se mutile pour se rappeler qu’il existe vraiment, qui n’aspire qu’à vivre « une vie comme les autres », le tout dans la honte et le dégoût de soi, mais qui en même temps exerce, sans états d’âme, son pouvoir sur le plan professionnel.
Si le livre est plus que pertinent sur ce point, très bien documenté, il pousse par sa construction en « pelures d’oignon » le lecteur à une forme de voyeurisme assez nauséabond, pour partie résumé dans le choix de la couverture du roman, un cliché de 1987 du photographe Peter Hujar, exposant en gros plan le visage d’un homme grimaçant, semble-t-il de douleur, alors qu’il est en train de jouir. Plaisir/souffrance.
Hanya Yanagihara aborde beaucoup d’autres sujets, souvent intéressants, comme celui de la victimisation, de l’amour filial ou fraternel, de l’obsession de la réussite sociale à tout prix, etc. Hélas, ils ne sont qu’effleurés et abandonnés au profit de ces innombrables instantanés de tranches de vie aux phrases interminables, parfois un rien alambiquées, qui finissent par donner à l’ouvrage un sentiment de remplissage et de redites nullement nécessaires, voire même dommageables au véritable impact lié à la gravité et à l’intérêt du thème abordé.
Ce n’est pas la pédophilie qui est dénoncée de manière directe dans ce roman. Le long, très long chemin de croix de Jude ne fait qu’en illustrer les conséquences dévastatrices, ici considérées comme irréversibles. Un parti-pris littéraire qui peut convaincre ou pas, émouvoir ou non.
Catherine Dutigny
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