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Une trop bruyante solitude, Bohumil Hrabal

Ecrit par Marc Ossorguine 05.01.17 dans La Une Livres, Pavillons (Poche), Les Livres, Critiques, Pays de l'Est, Roman

Une trop bruyante solitude (Prilis hlucna samota, 1976), trad. tchèque Anne-Marie Ducreux-Palenicek , 126 pages

Ecrivain(s): Bohumil Hrabal Edition: Pavillons (Poche)

Une trop bruyante solitude, Bohumil Hrabal

 

Les livres vivent. Ils meurent aussi. Envoyés au pilon, ils passent par des presses qui en font des cubes de papier, compressés après avoir été déchiquetés. Depuis trente-cinq ans, l’homme est aux commandes de sa presse artisanale, à compresser de vieux papiers qui furent des livres. Qui sont encore des livres qu’il sauve parfois et auxquels il assure une belle fin, qui les mette en valeur une fois qu’il a pu les feuilleter et les lire. Une presse et une trappe qui donne sur la cour où l’on décharge les vieux papiers sont le décor de toute sa vie. Parfois une tête furibarde se manifeste, pour lui crier des ordres, lui reprocher son laisser aller, son retard… Et l’homme continue à sauver pour un temps quelques livres, à leur offrir un digne tombeau de papier compressé, entre quelques litres de bières.

Souillés, déchirés, dévorés par les souris et enfin écrasés, les livres survivent cependant comme autant d’œuvres, de cubes de papier transfigurés par une attention finale : une page ouverte, une couverture, une reproduction soigneusement déposée avant l’écrasement final. Quant aux images et aux idées que les auteurs ont déposées sur les pages desdits livres, elles survivent aussi à l’écrasement et à la destruction car elles se sont déjà fondues en l’homme qui commande la presse.

« Voilà trente-cinq ans que je travaille dans le vieux papier, et c’est toute ma love story. Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier, trente-cinq ans que, lentement, je m’encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps j’ai bien comprimé trois tonnes ; je suis une cruche pleine d’eau vive et d’eau morte, je n’ai qu’à me baisser un peu pour qu’un flot de belles pensées se mette à couler de moi ; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j’ai lues. C’est ainsi que, pendant ces trente-cinq ans, je me suis branché au monde qui m’entoure : car moi, lorsque je lis, je ne lis pas vraiment, je ramasse du bec une belle phrase et je la suce comme un bonbon, je la sirote comme un petit verre de liqueur jusqu’à ce que l’idée se dissolve en moi comme l’alcool ; elle s’infiltre si lentement qu’elle n’imbibe pas seulement mon cerveau et mon cœur, elle pulse cahin-caha jusqu’aux racines de mes veines, jusqu’aux radicelles des capillaires ».

Le papier n’est pas que du papier, fut-il compressé et pesé comme un simple matériau recyclable. La fable nous le rappelle, de ces papiers, des images, des mots, des idées se sont glissés vers les hommes, vers certains hommes qui en sont irrémédiablement transformés. Publié clandestinement en 1976 sous un régime qui entendait contrôler opinions et pensées, le récit lui-même est ce dont il parle : quelques pages collées ensemble qui sont beaucoup plus que quelques grammes de cellulose mêlée de colle et de pigment. Beaucoup plus. Fenêtre ouverte vers ce que l’on n’a jamais vu, jamais vécu, jamais entendu, vers ce qu’on ne verra, vivra et entendra peut-être jamais, et que l’on connaîtra pourtant.

La fable pourrait sembler naïvement optimiste, agréablement mais illusoirement poétique et ironique, mais elle sait aussi être effrayante et réaliste. Cauchemar de ce papier sanguinolent qui envahit la presse, dénaturé par son passage entre les mains des bouchers, dégorgeant la mort des animaux abattus. A l’opposé, la froide et insouciante indifférence des jeunes travailleurs, tellement « de leur temps » qui travaillent dans la grande presse, propre, efficace, puissamment technologique et industrielle, est sans doute encore plus terrifiante, image de ce fameux « avenir radieux » qui jamais n’est arrivé.

Avec une certaine bonhommie, une détermination souriante et une ironie bienveillante mais implacable, Bohumil Hrabal nous fait entendre une voix singulière qui fait écho aux voix d’autres résistants en littérature issus de ces régions d’Europe, aux côtés de Jaroslav Hašek, de Karel Čapek, de Karel Pecka, de Václav Havel et de quelques autres jusqu’à Milan Kundera. Autant dire une voix essentielle qui nous concerne même si nous ne venons pas de, ne vivons pas au centre de l’Europe. Les fantômes du totalitarisme, quels que soit les adjectifs qui l’accompagnent et le déclinent, sont toujours d’actualité, ailleurs comme ici, hier comme aujourd’hui et demain. La littérature reste une des formes de résistance, indispensable. Peut-être l’une des plus hautes. Et quand en plus, la profondeur et l’élégance sont au service de cette résistance, l’œuvre est là, qui résistera à toutes les presses à papier, à tous les pilons… Pour peu que des lecteurs la croisent et la laissent se fondre en eux.

 

Marc Ossorguine

 


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A propos de l'écrivain

Bohumil Hrabal

 

Tout en exerçant divers métiers Bohumil Hrabal (1914-1997) écrit dès ses jeunes années mais ne publiera son premier livre qu’en 1963, à presque 50 ans. Aussitôt, certains de ces livres seront adaptés au cinéma, notamment Trains étroitement surveillés. Après les événements de Prague, il sera censuré et devra entrer en clandestinité littéraire jusqu’en 1977 où il accepte de signer la Charte 77. Ses œuvres sont alors à nouveau publiées. Il est aujourd’hui considéré comme l’une des voix essentielles de la littérature tchèque du XXe siècle.

 

A propos du rédacteur

Marc Ossorguine

 

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Rédacteur

Domaines de prédilection : littérature espagnole (et hispanophone, notamment Argentine) et catalane, littératures d'Europe centrale (surtout tchèque et hongroise), Suisse, littératures caraïbéennes, littératures scandinaves et parfois extrême orient (Japon, Corée, Chine) - en général les littératures non-francophone (avec exception pour la Suisse)

Genres et/ou formes : roman, poésie, théâtre, nouvelles, noir et polar... et les inclassables!

Maisons d'édition plus particulièrement suivies : La Contre Allée, Quidam, Métailié, Agone, L'Age d'homme, Zulma, Viviane Hamy - dans l'ensemble, très curieux du travail des "petits" éditeurs

 

Né la même année que la Ve République, et impliqué depuis plus de vingt ans dans le travail social et la formation, j'écris assez régulièrement pour des revues professionnelles mais je n'ai jamais renié mes passions premières, la musique (classique et jazz surtout) et les livres et la langue, les langues. Les livres envahissent ma maison chaque jour un peu plus et le monde entier y est bienvenu, que ce soit sous la forme de romans, de poésies, de théâtre, d'essais, de BD… traduits ou en V.O., en français, en anglais, en espagnol ou en catalan… Mon plaisir depuis quelques temps, est de les partager au travers de blogs et de groupes de lecture.

Blog : filsdelectures.fr