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Une Saison en enfer, Arthur Rimbaud (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 05.03.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

Une Saison en enfer, Arthur Rimbaud, Poésie/Gallimard, octobre 2023, préface Yannick Haenel, postface Gregoire Beurier, 96 pages, 5,90 €

Une Saison en enfer, Arthur Rimbaud (par Didier Smal)

À trois poèmes près, publiés en revues, l’œuvre laissée volontairement par Arthur Rimbaud se résume à un petit volume publié à Bruxelles en 1873, alors qu’il a dix-neuf ans (« Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans… ») : Une Saison en enfer. De ce mince et unique volume, de cette première publication qu’on a pu croire perdue, Grégoire Beurier dresse une exégèse intelligente et pertinente en postface de la présente édition, soulignant entre autres la présence, rare chez l’imprimeur bruxellois, de pages blanches dans l’édition de 1873 – pages blanches auxquelles le postfacier désirerait qu’on alloue un sens, ce en quoi on le suit tout à fait. Ce sont comme autant de respirations, de pauses, de temps d’arrêt avant le bond poétique suivant dans cette lutte métaphysique et poétique à la fois que livre un tout jeune homme peut-être déjà conscient de son silence à venir (« Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons, les climats perdus me tanneront », écho au « Si je veux une eau d’Europe, c’est la flache » du Bateau ivre). Ces pages blanches se retrouvent dans la présente édition, qui n’est pas un fac-similé de celle de 1873, mais en reprend la numérotation des pages ainsi que la mise en page approximative, permettant, un siècle et demi plus tard, de lire ou relire au plus près Une Saison en enfer.

Ce que l’on trouve aussi dans la présente édition, ce sont des reproductions des rares brouillons autographes de Rimbaud pour ce poème halluciné et hallucinant, brouillons qu’évoque avec la même intelligence le postfacier : analyse sagace dans laquelle on l’accompagne volontiers, puisqu’elle éclaire le texte imprimé, permet d’en établir la phylogenèse – terme emprunté à la botanique, emprunt justifié par l’éclosion d’une des plus belles fleurs poétiques de la littérature française. Cette fleur, le romancier et directeur de revue Yannick Haenel la célèbre, se souvenant en avoir respiré les fragrances puissantes à l’adolescence et ne s’en être jamais remis. Cette préface est belle par sa sobriété, par ses interrogations et, surtout, par le témoignage d’un rapport personnel à Une Saison en enfer – celui dont on aimerait parler, dont on parle parfois, sans tentation universitaire, juste en mentionnant un vers, une formule, ainsi que le suggère Beurier après observation des coupes effectuées par Rimbaud dans ses pages manuscrites : « la recherche d’une écriture plus dense, plus compacte, trouvant sa meilleure expression dans la formule ».

Ceci nous amène à la lecture à proprement parler de cette intense fulgurance qu’est Une Saison en enfer, qui confirme l’impression d’un resserrement à l’essentiel. Bien sûr qu’il s’agit de la narration poétique d’une forme de voyage initiatique où il est question de chrétienté (la formule célèbre, « Je suis esclave de mon baptême »), du désir d’échapper à sa vie, d’un retour sur soi-même (« J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. ») et même d’une confrontation à la modernité (« échapper aux souffrances modernes »), avec cette autre formule célèbre, « Il faut être absolument moderne ». Bien sûr qu’on peut s’arrêter sur chacune des sept parties (Délires étant à scinder en Vierge folle et Alchimie du verbe), et qu’on doit le faire. On peut aussi choisir de devenir à son tour bateau ivre, ballotté par les flots d’Une Saison en enfer, et ouvrir le volume au hasard des relectures pour y vérifier le propos de Borges : « Le poème est plus beau si nous devinons qu’il est l’expression d’un désir et non le récit d’un fait ».

Et quel serait donc le désir exprimé dans Une Saison en enfer ? Peut-être bien celui exprimé dans Vierge folle : « Il veut vivre somnambule », et tout le monde sait qu’il convient d’éviter à un somnambule tout réveil brusque. Voilà, c’est peut-être ça : Une Saison en enfer serait une longue vision somnambulique (et funambulique), exprimée par un tout jeune homme qui a été pris bien plus au sérieux qu’il ne prenait lui-même. En effet, si l’on retrouve ici l’un des poèmes les plus connus de Rimbaud, celui s’ouvrant sur le quatrain : « Elle est retrouvée !/Quoi ? l’éternité./C’est la mer mêlée/Au soleil », on y est aussi confronté à la phrase l’introduisant : « De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible ». Il s’agit aussi d’un jeune homme qui croit « que tous les êtres ont une fatalité de bonheur », et dont le seul ouvrage publié par ses soins se conclut sur un autre désir exprimé : « il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps » (c’est Rimbaud qui souligne).

Ce désir se devait donc d’être exprimé en une forme concise, inédite en poésie française (même si son « abîme » et certains de ses désirs semblent baudelairiens), qui atteint son apogée en d’innombrables formules ainsi que dans un poème d’une sobre pureté :

 

« Ô saisons, ô châteaux !

Quelle âme est sans défauts ?

J’ai fait la magique étude

Du bonheur, qu’aucun n’élude.

Salut à lui, chaque fois

Que chante le coq gaulois.

Ah ! je n’aurai plus d’envie :

Il s’est chargé de ma vie.

Ce charme a pris âme et corps

Et dispersé les efforts.

Ô saisons, ô châteaux !

L’heure de sa fuite, hélas !

Sera l’heure du trépas.

Ô saisons, ô châteaux ! ».

 

Et de conclure : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté ». Un désir exaucé, en somme.

 

La présente édition, par sa mise en page et par son format, permet d’à nouveau se confronter aux désirs rimbaldiens, et pourquoi y reconnaître les siens, à chaque instant ou presque ; elle se lit, elle se feuillette, elle s’oublie, puis on y revient.

 

Didier Smal



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A propos du rédacteur

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.