Une Nuit d’Eté, Chris Adrian
Une Nuit d’Eté, janvier 2016, trad. anglais (USA) Nathalie Bru, 464 pages, 25 €
Ecrivain(s): Chris Adrian Edition: Albin Michel
Chris Adrian (1970) fait partie de la nouvelle garde littéraire américaine : adoubé par The New Yorker en 2010, il a vu son troisième roman, The Great Night (2011), accueilli par de nombreuses louanges des deux côtés de l’Atlantique (The Guardian allant jusqu’à qualifier Adrian de « romancier le plus extraordinaire de notre temps ») ; celui-ci fait aujourd’hui l’objet d’une (très bonne) traduction en français, l’occasion idéale de juger sur pièce. Et force est de convenir que, à quelques passages près, Adrian ne peut que convaincre le lecteur par sa collision magnifique entre le réalisme et le féerique, entre la petitesse des vies et la grandeur des rêves. Car si le roman est vendu comme une réécriture du Songe d’une Nuit d’Eté de Shakespeare, il s’agit plutôt de la rencontre, dans le Buena Vista Park de San Francisco, entre le petit peuple des fées, dirigé par Obéron et Titiana, et une poignée de mortels, dont trois principaux, avec ce que cette interaction peut donner de littéralement fantastique.
En cette nuit du solstice, Henry, Molly et Will pénètrent donc le Buena Vista Park, en route pour une fête organisée par un certain Jordan Sasscock, connaissance commune aux trois, qui ne se connaissent pas entre eux ; quasi immédiatement, en ce début de nuit où chacun d’entre eux de son côté entend le mot « caniche », ils s’aperçoivent qu’ils se perdent, se demandant même s’ils trouveront jamais le chemin pour la fête. Ce qu’ils ignorent, c’est qu’ils viennent d’être emprisonnés par une « muraille d’air » générée par Titiana, la reine des fées, qui vient de libérer Puck pour le combattre alors qu’Obéron est parti se cacher dans San Francisco. Il est parti parce qu’il est en deuil : le dernier « changelin » que Titiana et lui avaient adopté est mort d’une leucémie, cette injustice totale, et le couple a découvert avec cette mort des peines qu’il était persuadé d’avoir oubliées.
Ceci amène au véritable sujet de ce roman foisonnant et inventif : le deuil, la perte d’un être cher, à tout jamais ou le temps d’une vie à refaire, à réinventer. Dans les pages, nombreuses, où Adrian traite de la perte en revenant sur le passé des personnages principaux, il touche au sublime, il touche à une vérité paradoxale puisque confinant à la fois au dénuement le plus total et à la pudeur la plus grande : Obéron et Titiana ont perdu un changelin, Henry vient de rompre avec son amant, le compagnon de Molly, Ryan, s’est suicidé, et Will, qui sortait avec la sœur de Ryan, Carolina, vient d’être larguée par celle-ci. Chacun des humains porte sa part de fêlures, de la maniaquerie maladive et hygiéniste de Henry (qui a perdu des souvenirs de son enfance, en fait les années durant lesquelles il fut lui aussi un changelin, enlevé par Puck) au passé hautement chrétien de Molly (dont la famille fonctionnait comme une « union démocratique chrétienne »), et celles-ci semblent s’ouvrir pour laisser passer de la lumière, sous la plume d’Adrian, comme dans une chanson de Leonard Cohen. Obéron et Titiana ne sont d’ailleurs pas les moins fêlés, eux qui viennent d’être confrontés à la mortalité dans ce qu’elle a de plus absurde, la maladie incurable qui s’attaque à un enfant sans qu’on comprenne pourquoi : « Obéron avait suggéré que la maladie du garçon résultait peut-être de la privation des choses humaines qu’ils lui avaient imposées, craignant que le cancer dans son sang ne soit que le symptôme d’un mal plus profond, le mal du pays qui le rongeait au point de le tuer. Alors elle s’imagina qu’ils lui injectaient une sorte de tristesse de mortel sous forme de liquide, antidote à la dangereuse abondance de joie chez les elfes ».
Avec ces personnages, sont captifs de la muraille d’air cinq sans-abri qui décident de monter une comédie musicale calquée sur Soleil Vert, le film de Richard Fleischer, et c’est là d’un deuil tout autre encore qu’il est question, puisque ce film (bien plus que le roman dont il est adapté, malgré que celui-ci est un chef-d’œuvre dans le genre post-apocalyptique) fait le deuil de la notion même d’humanité, réduite au cannibalisme pour survivre. Tout ce beau monde, les humains perdus dans le parc et le petit peuple féerique vivant sous la colline, se retrouve confronté à la rage dévorante de Puck, libéré par Tatiana dans l’espoir de faire revenir Obéron, un Puck qui prend pour chacun la forme de sa plus grande hantise, et devant lequel chacun court, dans l’espoir de sauver sa peau, quitte à se révéler à soi-même dans cette pure nuit de folie en un point de convergence à l’extrême sensualité…
Cette histoire un peu folle, à haute teneur en merveilleux, aurait pu facilement être une d’une enflure stylistique grotesque, mais ce n’est pas le cas : lorsque le lyrisme pointe le bout de son nez, au contraire de Puck, il n’est pas libéré mais contrôlé. C’est une des grandes qualités de ce roman qui, autrement et étant donné son sujet majeur, serait une bouillie sentimentaliste impossible à lire ; exemple de cette bonne tenue avec la réaction de Molly, perdue dans le royaume souterrain et persuadée de rêver, assise dans la chambre désertée de Titiana : « Elle pleura parce que le garçon était mort, et parce que d’autres enfants mouraient par négligence, par accident et aussi de maladie, et parce que Ryan était mort et qu’elle s’était réellement fourvoyée en essayant de donner un sens durable à cette mort, tout comme elle s’était fourvoyée en essayant de trouver un apaisement durable ; mais si le petit garçon mort était réel et si le petit homme hideux l’était aussi, tout comme les elfes, la magie et les monstres menaçants qui prenaient l’aspect de petits garçons, alors elle commençait à comprendre ce que le portrait de Ryan faisait dans cette galerie ».
De même, on peut relever l’élégance avec laquelle Adrian passe d’un univers à l’autre, du réel au féerique, modifiant son style à petites touches pour montrer à quel point les deux mondes s’interpénètrent, même si, bizarrement, le seul passage raté car poussif du roman est le chapitre montrant Henry libéré de la colline et réfugié avec d’autres ex-changelins ayant oublié leur passé magique mais toujours capables de se transformer. Mais ce ne sont qu’une vingtaine de pages dans un ensemble par ailleurs bien tenu, un roman fantastique dans tous les sens du terme, qui dit sur l’humanité, sans avoir l’air d’y toucher et d’un style magistral, de nombreuses véritables et profondes choses.
Didier Smal
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