Une mer d’huile, Pascal Morin
Une mer d’huile, août 2017, 127 pages, 13,80 €
Ecrivain(s): Pascal Morin Edition: La Brune (Le Rouergue)
On hésite : « Décaméron » façon Pasolini (1971) posé un été de littérature ? Renaissance des sons si particuliers à la grande Sagan sur les routes sinueuses suspendues au-dessus de la Méditerranée ? Un peu de tout ça ou autre chose ? Assurément, on va dire les deux, et c’est là que réside le climat – tous sens du mot – le rythme et l’étrange et prenant charme de ce livre.
Les images du Décaméron de Pasolini, irriguant de sa lumière trouble et dérangeante l’Italie desséchée, nous accompagnent de bout en bout et Pascal Morin le sait, l’utilise habilement, comme en montré-caché. Mais c’est en moins vénéneux, presque en miroir adouci, en moins violemment solaire. Il y a de ça, en autre chose. Mantra du regard du lecteur sur le livre. Et ce mezzo voce, tant dans les personnages que dans les situations, est sans doute plus efficace, plus terrible aussi, car il entre en chacun de nous, en nos itinéraires, nos souvenirs, nos rêves, de façon plus profonde que par le fracas de Pasolini.
Midi – côté Côte d’azur varoise, la première, à l’ombre des Maures, entre Sanary et le Cap Nègre, Bandol et la « mer d’huile », titre parabole du livre, d’une vie qui serait tranquille et calme en surface seulement. Sauvage, rocheuse, tourmentée, une côte-paysages, belle et pas forcément rassurante. Une belle maison à l’écart ; le végétal tient un rôle premier. Des personnages qu’on aurait pu rencontrer dans Sagan, leur bourgeoisie assise, leurs tourments sentimentaux, à tout le moins existentiels ; du moins ça nous effleure dans les premières pages. Impression qui ensuite s’estompe, mais ne nous quitte jamais totalement, en clin d’œil, peut-être, en hommage, sait-on, par cette écriture précise et fluide : « Quelque chose bouillonnait en lui… Arthur était dans l’attente, curieusement sereine, qu’un bouleversement se produise. Il n’avait que dix-neuf ans, mais déjà il savait cela. Que la vie ne prévient pas ».
La propriétaire, Danielle, y vit (« cela faisait quarante-cinq ans exactement qu’elle venait passer ici le mois d’Août ») ; retraite aisée, encore allègre, un troisième âge qui regarderait encore venir le quatrième. Mais solitaire, mais heureuse en points d’interrogation… âge où l’on se retourne plus qu’on ne fixe un horizon. Première poupée gigogne. Seconde, le fils, la cinquantaine non moins aisée, non moins interrogative ; une croisée des chemins, pour celui-là ; ce qu’il a fait, ce qui reste à faire. « Il passait ses vacances dans un tableau de Cézanne entre rêverie et introspection ». Troisième poupée gigogne, qu’on pourra préférer, tant ça peut être un des nôtres : le jeune, petit-fils bardé de diplômes ; croisée quant à lui de routes de sa vie future ; toujours branché et connecté, un peu replié sur lui même, limite par moments.
Quelque chose d’une tragédie antique ou même racinienne dans ce trio debout sur la scène de vacances d’été dans l’univers des souvenirs de chacun, ces vacuités des moments où l’on vaque, chez la grand-mère, au côté de son père – famille décomposée bien sûr – pour le jeune, chez sa mère pour le quinqua. Le rythme des trois acteurs de la pièce est au gré de la paresse méditerranéenne, lent, redondant, assez peu loquace, et terriblement « en soi » : « Il regarda autour de lui le décor de son éternelle chambre bleue… il retrouvait là intacte son émotion, ou plutôt, sa sensation de l’espace, sa perception du monde à cet endroit-là, et il se dit que c’était cela au fond l’identité, le fait d’être au sens propre, identique à soi-même à des années de distance ». La grand-mère était neurologue, le fils est psychiatre, le jeune vient de sortir avec mention TB d’un bac scientifique ; autrement dit, tout sauf de doux rêveurs, rien de perché dans le petit troupeau. Morin assure en plaçant « ses » pièces sur l’échiquier.
Le personnage venu de l’extérieur de la famille, qui va « agir » et faire agir ; le trublion façon Pasolini est une jeune femme aide-ménagère, Prisca – origine peut-être étrangère, Albanaise ? D’ailleurs, en tous cas. Belle, même pas, jeune et vivante, savante par éclats en géologie, silencieuse, animale. Une présence que les autres regardent avec leur être, leur histoire et leurs manques, teintés de sexualité, même pour la plus âgée. Décaméron, encore ; le domino, ce qu’il provoque, mais en altitude raisonnable, en analyse affinée, intellectualisée, en échos assourdis : « Danielle essaya de comprendre ce qu’elle attendait de Prisca… si elle avait envie d’entendre Prisca dire qu’elle l’aimait bien, qu’elle l’aimait beaucoup, de s’entendre dire cette chose que plus personne ne lui avait dite depuis la mort de Wladimir, pas même son bourru de fils ni son timide de petit-fils ». Comme dans le Boccace revisité par la caméra, il y a déchaînements de rebonds, effets et conséquences, et bien entendu, révélations. Sans violence – apparente – aucune, juste au-dedans de soi ; une bonne tranche de psychanalyse qui aurait réussi. Et puis, l’interrogation planant sur le récit de qui tire les ficelles et signe le scénario, à peine visible mais si probable… « ça a marché… c’est ce que je voulais… nous nous sommes réveillés. J’ai réussi mon coup », conclut une des poupées gigognes…
On hésite tout du long à ranger le livre dans une case, un genre – l’hésitation aura été notre climat de lecture – intéressante, délicieuse, interrogeante et par moments dérangeante – t’en as pensé quoi, toi de cette Prisca ? Car c’est un livre qu’il faut lire aussi à plusieurs, finalement, comme voir le film de Pasolini.
Martine L Petauton
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