Une lecture de "Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre" d’Élisabeth Roudinesco
Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre, Seuil, septembre 2014, 578 pages, 25 €
La psychanalyse sous le signe de l’ambivalence
Le dernier livre d’Élisabeth Roudinesco a pour vocation « d’exposer de manière critique la vie de Freud », démarche nécessaire tant pour désavouer ses hagiographes que pour dénoncer rumeurs et contre-vérités entretenues par le « Freud Basching ».
Mais à travers la biographie, le livre invite à réfléchir sur la nature de la psychanalyse. Qu’est-ce que son créateur a voulu qu’elle soit et qu’elle ne soit pas alors même que, au fur et à mesure de ses publications et de l’expansion de son invention à travers disciples et dissidents, elle lui échappe ?
La psychanalyse est dès le départ selon la biographe « un acte de transgression », « une discipline bizarre, une combinaison fragile unissant l’âme et le corps, l’affect et la raison, la politique et l’humanité ». Freud ne serait-il donc pas, comme il se présente, « l’inventeur d’une véritable science de la psyché » ?
Scientifique, il l’est de formation et quand il soutient en 1881 sa thèse de doctorat « il est en passe de devenir l’un des meilleurs chercheurs de sa génération en anatomie, biologie et physiologie ». Bifurquer vers la médecine un an plus tard confirme son engagement dans la science. Il s’en dissocie pourtant involontairement en refusant le nihilisme thérapeutique dominant chez ses confrères (1) pour mettre au point avec le docteur Breuer une nouvelle forme de soin des névroses.
Car la façon dont tous deux rendent compte de leur expérience clinique dans les Études sur l’hystérie(1895) constitue une révolution qui rend suspects la découverte et ses praticiens aux yeux du monde universitaire. Non seulement les deux thérapeutes laissent largement la part à la parole des patientes mais ils adoptent un style romanesque « afin de rendre vivants et insolites les drames quotidiens d’une folie privée dissimulée sous les apparences de la plus grande normalité ».
Le premier ouvrage de Freud, Die Traumdeutung (2), est accueilli avec la même circonspection. Il lui vaut tout de même « la nomination tant désirée de professeur extraordinaire » mais la psychanalyse ne deviendra pas une discipline universitaire au grand dam de son fondateur. Quant au Prix Nobel dont il rêvera, comment pourrait-on le lui attribuer puisque n’étant pas de la psychiatrie, donc de la médecine, sa spécialité n’existe dans aucune des catégories récompensées ?
Le contraste est total avec l’enthousiasme que Die Traumdeutung puis La psychopathologie de la vie quotidienne (1901) et les livres suivants suscitent dans les milieux littéraires, artistiques et philosophiques d’avant-garde. Conçue par un médecin comme une thérapie, la psychanalyse triomphe où il ne s’y attend pas. Mais comment pourrait-elle convaincre les savants quand Freud, pour écrire par exemple l’histoire de l’Homme aux loups, se livre « à un véritable travail de reconstruction biographique, au point d’inventer, à coups d’interprétation, des événements qui n’avaient sans doute jamais eu lieu » ? Ce triomphe littéraire est d’autant plus ironique que Freud reste insensible à toute forme de modernité artistique. La lecture de Proust l’a déçu et il ne comprend pas le surréalisme auquel il doit pourtant une part de sa gloire.
Ainsi, née sous le signe d’une ambivalence, la psychanalyse ne parvient pas à s’en départir d’autant que les positions adoptées par Freud ne sont pas non plus sans équivoque. Réaffirmant régulièrement son appartenance au monde scientifique, il ne recule devant aucune incursion hors de ce-dernier jusqu’à flirter dangereusement avec l’irrationnel. Dans le chapitre intitulé Entre médecine fétiche et religion, Élisabeth Roudinesco montre comment les thèmes de la possession et de l’exorcisme ainsi que l’échec de la cure du fétichiste Carl Liebman au moment où partout en Europe, les autorités politiques commencent à réglementer les activités thérapeutiques, tissent une toile dans laquelle Freud se laisse prendre pour ne pas avoir su, finalement, choisir entre médecine et approche humaniste de l’esprit.
Car « La psychanalyse (…) ne fut jamais réduite par son inventeur à une approche clinique de la psyché(…) Freud rêvait donc, lui aussi, de conquérir une nouvelle terre promise en devenant le Socrate des temps modernes ». Il réunit, comme le philosophe grec, un cercle de disciples qui répandront son enseignement. Mais sa relation à la philosophie est elle aussi ambiguë. Avant ses études scientifiques, Freud a suivi les cours de Brentano puis rallié le matérialisme de Feuerbach. Traducteur de Mill, lecteur de Schopenhauer, Kant, Nietzsche ou Platon, il considère pourtant cette discipline comme « un ancêtre indigne » dont il refuse l’héritage et veut se démarquer. La psychanalyse doit être une science.
Mais quelle science pourrait se permettre d’accorder une place si large aux mythes et à la littérature ? Freud, insatiable lecteur, puise largement des éléments parfois fondamentaux de sa cartographie du psychisme dans des textes rien moins que savants. On pense évidemment au célèbre complexe d’Œdipe inspiré par Sophocle, mais Faust et Hamlet, les personnages de la Divine comédie et de l’Énéide sont interprétés pour se plier à ses hypothèses afin de leur donner forme. Freud qui n’a de cesse de « faire de la psychanalyse une science » revendique en même temps, « contre un primat trop rationnel de la science, un savoir magique échappant aux contraintes de l’ordre établi ».
Cette rébellion explique sans doute qu’il fasse, au début de sa carrière, autant crédit à Charcot dont il a suivi les cours qu’à Fliess qui « l’enferma dans une conception de la science où ni l’erreur, ni l’expérience, ni la recherche de la vérité n’avaient leur place, tant la certitude gouvernait le travail spéculatif », qu’il connaisse les travaux évolutionnistes comme les fables danubiennes, qu’il emprunte au modèle génétique « pour reformuler sa conception d’ensemble du psychisme » autant qu’aux mythes et qu’il traite de la même façon les figures historiques réelles comme Napoléon et les figures bibliques comme Jacob, les associant librement dans une construction plus audacieuse que convaincante.
Mais la psychanalyse n’est-elle pas ainsi le reflet de ce qu’est l’être humain, capable de rationalisme et pétri de croyances, soucieux de savoir mais soumis aux émotions et aux pulsions ? La vie de Freud est à ce titre un paradigme et la psychanalyse à l’image de son créateur même si celui-ci ne s’est pas vraiment reconnu dans ce qu’elle est, de son vivant déjà, devenue. Sa création, malgré ses efforts, lui échappe parce qu’en faisant de l’inconscient singulier le primat de la vie psychique, elle est vouée à des évolutions singulières à travers des psychanalystes aussi fidèles que sa fille Anna, aussi dissidents que Jung ou originaux que Lacan.
À ce titre, la présentation minutieuse qu’Élisabeth Roudinesco fait de chaque grand ouvrage de Freud, depuis sa gestation jusqu’à sa réception par le public, est un guide précieux pour découvrir l’œuvre débarrassée de l’influence exercée sur nous par toutes les déformations auxquelles elle a donné lieu. Un seul exemple suffira à montrer la nécessité de cette référence à la source. Freud peine à fixer son avis sur la question de l’homosexualité mais dans tous les cas, il plaide « pour que la société se montre tolérante envers les différentes formes de sexualité – et notamment l’homosexualité ». Il y est d’autant plus sensible qu’en analysant sa fille Anna, il fait prendre conscience à celle-ci de son homosexualité. C’est pourtant Anna, devenue psychanalyste, qui « tout au long de son existence se montrera hostile à l’idée que les homosexuels puissent pratiquer la psychanalyse » !
Ainsi, parce que Freud n’a jamais choisi entre un fond à la fois universel (les grands mythes) et singulier (son expérience personnelle de la famille, de l’amour, de la société), scientifique (la pratique clinique) et subjectif (l’interprétation), la psychanalyse est peut-être de toutes les inventions de l’âge industriel la plus libératrice car elle autorise à ne pas sacrifier aveuglément à la science, divinité nouvelle, sans pour autant demeurer dans l’obscurantisme entretenu par les religions et leurs traditions.
Marie-Pierre Fiorentino
(1) Attitude des médecins hospitaliers qui considéraient que « les maladies faisaient partie de la vie » et « cherchaient à les comprendre et à les décrire plutôt qu’à les soigner » (p.57)
(2) L’interprétation du rêve, 1900 ; Élisabeth Roudinesco préfère conserver à l’ouvrage son titre original.
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