Une Histoire du Monde en 10 Chapitres ½, Julian Barnes
Ecrit par Didier Smal 19.03.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Iles britanniques, Roman
Une Histoire du Monde en 10 Chapitres ½, trad. anglais Michel Courtois-Fourcy, 528 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Julian Barnes Edition: Folio (Gallimard)
Pendant quelques années, Une Histoire du Monde en 10 chapitres et ½ (1989), le cinquième roman de l’auteur anglais Julian Barnes (1946) n’a plus été disponible en français ; pour qui en avait fait un livre culte, chaque exemplaire trouvé en bouquinerie était à acheter et offrir, tant il paraissait injuste que tout le monde ne puisse pas profiter de ce festival narratif. Puis un beau jour, on s’aperçoit que les éditions Gallimard l’ont réédité dans leur collection Folio, et on s’en réjouit jusqu’à mettre la main sur un exemplaire : outre que la couverture n’a plus aucun rapport au roman, contrairement à celle de chez Stock et, ensuite, au Livre de Poche, qui s’ornait d’une reproduction du Radeau de la Méduse, ce même tableau n’est plus reproduit en couleurs sur papier glacé encarté, mais bien en noir et blanc, aux pages 210 et 211 du livre. Ce n’est qu’un détail au regard du texte, mais on y perd quand même en élégance éditoriale. Celle-ci perd d’ailleurs encore des plumes lorsqu’on commence à trouver des coquilles liées à une mauvaise relecture (« ondes » à la place de « oncles », « dub » à la place de « club »…). On pinaille, on pinaille, mais bon, tant qu’à faire rendre disponible un texte, autant le faire avec classe.
D’autant que ce roman a la classe, la toute grande : présenté sous la forme d’une suite d’histoires brèves, quasi des nouvelles, n’ayant en apparence guère de rapport entre elles, Une Histoire du Monde en 10 Chapitres ½ brosse un portrait de l’humanité, dans ce qu’elle a de plus bas comme dans ce qu’elle a de plus haut, un portrait qui à la fois désespère et donne espoir – celui-ci l’emportant finalement. Le roman s’ouvre sur la narration, par un ver à bois, de l’aventure de Noé, présenté comme un ivrogne profiteur accompagné d’une bande d’incompétents plutôt prompts à puiser dans les cales dès qu’il s’agit de se nourrir (« votre espèce a tendance à regarder de haut notre monde, à le considérer comme brutal, anthropophage, trompeur (cependant, il vous faut reconnaître alors que ce jugement ne nous rend nullement étrangers, mais bien plus proches de vous) ») ou de vérifier telle ou telle légende. Ce premier chapitre va rencontrer des échos, plus ou moins forts dans les onze autres chapitres ; forts lorsqu’il sera question d’expéditions sur le Mont Ararat (au sommet duquel la légende veut que se soit posée l’Arche au bout des quarante jours de pluie provoqués par Dieu), faibles voire plaisants lorsqu’il sera question de tout autre chose.
Ce tout autre chose, c’est, dans l’ordre, la prise d’un bateau de croisière par des terroristes (qui rappelle celle de l’Achille Lauro), un procès intenté à des vers à bois au Moyen Age, le délire paranoïaque d’une traumatisée du nucléaire, une superbe analyse du tableau Le Radeau de la Médusede Géricault, le voyage d’une Anglaise pieuse au mont Ararat vers 1840, trois petites histoires de bateau (du grotesque – comment un homme survécut au naufrage du Titanic – au tragique – l’épopée du Saint-Louis, ce bateau transportant des réfugiés juifs empêché d’accoster en Amérique du Nord et donc obligé de revenir vers les côtes européennes en 1939), les mésaventures sentimentales d’un acteur tournant un film ressemblant fortement à The Mission, l’obsession pour Ararat d’un ancien astronaute et, finalement, une description d’un Paradis nouvelle formule.
Il manque le demi-chapitre, s’insurge l’observateur ? C’est qu’on garde le meilleur pour la fin : entre le huitième et le neuvième chapitre, Barnes ouvre une « Parenthèse » qui est l’une des plus belles réflexions qui soient sur l’amour en tant que caractéristique humaine, réflexion s’appuyant sur des textes de Mavis Gallant, Philip Larkin ou encore W.H. Auden, dérivant vers des considérations linguistiques, posant des questions utiles, mais le tout sans véritable gravité (« Alors l’amour ne serait qu’un luxe qui surgit en temps de paix, comme, disons, la fabrication de patchworks ? Quelque chose d’agréable, de complexe, mais sans rien d’essentiel ? »). Parce qu’il ne se prend jamais les pieds dans le tapis du sentimentalisme tout en touchant à l’essentiel (« Nous devons être pointilleux, ne pas nous laisser aller à la sentimentalité »), Barnes a écrit avec cette « Parenthèse » parmi les plus belles pages existant sur l’amour, brillantes de justesse, et ce n’est pas une mince affaire.
Pour un peu, cette belle réflexion quasi philosophique ferait oublier le reste du roman – mais ce serait une grave erreur : elle ne vaut que dans ce contexte, celui d’un roman qui propose donc un portrait complet, ombres et lumières, de l’être humain. Un roman qui multiplie les techniques narratives et les styles (on passe de l’essai au roman épistolaire, du récit quasi schyzophrène aux heures d’un procès médiéval, et ainsi de suite) pour faire comprendre que notre principale carence, aujourd’hui, est peut-être que « nous avons renoncé aux vigies ».
Vingt-six ans après sa première publication, ce roman n’a pris aucune ride ; l’on se verrait juste ajouter quelques lignes pour dire l’être humain aujourd’hui, voir s’il est toujours capable, comme Géricault le fit, de transformer une catastrophe en œuvre d’art. Mais cela, c’est une autre histoire.
Didier Smal
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A propos de l'écrivain
Julian Barnes
Julian Barnes, né le 19 janvier 1946 à Leicester, est un romancier anglais publiant également sous le pseudonyme de Dan Kavanagh.
A propos du rédacteur
Didier Smal
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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.