Une histoire de sang contaminé, Les disparus des années écarlates, Méda Seddik (par Pierrette Epsztein)
Une histoire de sang contaminé, Les disparus des années écarlates, Méda Seddik, Les impliqués Editeur, septembre 2019, 212 pages, 20 €
Dès le prologue, le narrateur nous met la puce à l’oreille. C’est un matin ordinaire. Il est très tôt. Son radioréveil diffuse « une chanson de Marc Lavoine, Paris, qui me procurait une émotion mêlée à de la nostalgie ». Alors qu’il sort lentement de son sommeil, il entend à la radio qu’il est question de la distribution des produits sanguins contaminés dans le monde, principalement dans les pays du Sud, les plus pauvres bien entendu. Tout le monde médical et politique est en alerte. Il est très en colère, lui qui a été amené par les hasards de ses nominations à connaître tous les ravages de cette sombre affaire. Il a côtoyé de trop près des malades hémophiles, particulièrement des jeunes qui n’ont pas survécu à cette tragédie de l’apparition du sida, pour ne pas être révulsé par la méconnaissance de tous les intervenants qui s’emparent du sujet. « Mon exaspération était à son comble… Une boule au ventre me tenaillait depuis mon lever. Une envie de révolte, de cris, de soulagement ! ».
De longues années passent. Avec le soutien indéfectible de sa compagne, il se met en devoir de raconter cet épisode agité de son existence. La transcription de ces circonstances exige de lui un amer retour en arrière. Pour cela, il lui faut prendre la distance et le recul nécessaire pour ne pas se laisser engloutir dans une culpabilité et une aigreur infécondes. Si le narrateur choisit de relater tous les épisodes de cette épopée à la première personne, c’est qu’il désire énoncer son propos de l’intérieur. Et s’il écrit au passé, c’est parce qu’il revisite son histoire à la lumière de sa vie d’homme qui a mûri. Sa langue se veut simplement humaine, sans recherche du « beau style ». Il relate des faits avec une grande précision, mais aussi une perception personnelle. Il partage avec nous, sans artifice mais avec pudeur et tact, sa vie, son itinéraire passé, au prisme de ses émotions, ses sentiments, ses choix parfois difficiles, ses questionnements, ses inquiétudes, ses colères, son désarroi. Il lui arrive même parfois d’utiliser l’humour qui lui sert d’écran protecteur. Il truffe son récit de dialogues où la langue est très proche du parler. Sa visée n’est pas de chercher à accuser mais simplement d’analyser avec une grande précision ce qui s’est passé pour tenter de comprendre le déroulement d’un fléau aux péripéties complexes. Dans Une histoire de sang contaminé, Les disparus des années écarlates, tout le récit de Méda Seddik n’est qu’un long retour en arrière. Nous parcourons avec lui, qui se fait auteur-narrateur, un moment essentiel de sa vie dont il ne sort pas indemne et qui l’oblige à virer de cap.
Contrairement à beaucoup de ses congénères, il vient d’un milieu modeste. Durant ses études médicales qu’il poursuit à l’arraché, il habite en colocation, « dans la périphérie Nord de Paris ». Pour subvenir à ses besoins, il est obligé de trouver plusieurs petits travaux rémunérés, liés à son activité. Ses journées se répartissent entre « des repas de salle de garde, des nuits banches dans des cliniques privées, des somnolences dans le métro ». Il réussit ses examens au prix de lourds sacrifices. Grâce à son opiniâtreté, il triomphe de tous les obstacles et choisit de se consacrer à une spécialité qui le séduit : l’hématologie.
Un jour, un courrier lui arrive. « L’entête de la lettre m’inspira une grande fierté ». Le Centre national de Transfusion sanguine (CNTS), sous l’égide du professeur Reilous, lui propose un travail de recherche de quelques heures par semaine sur les plaquettes, « ces petites cellules du sang essentielles pour stopper les saignements ». Il pénètre alors dans un monde prestigieux. Il va pouvoir œuvrer dans un grand immeuble situé dans les beaux quartiers de Paris, destiné normalement à quelques privilégiés fortunés. Cette promotion est tout à fait exceptionnelle.
Ce célèbre établissement est divisé en plusieurs sphères installées à plusieurs étages : l’accueil des donneurs de sang bénévoles, l’élaboration de produits pour diverses maladies dont l’hémophilie, les chambres de congélation, et une partie « bunkérisée » où l’on manipule les produits radioactifs. Il existe aussi un immense self, une cafétéria, un auditorium, une bibliothèque, et c’est aussi là qu’est hébergé le siège du bureau de L’Association française des Hémophiles. « Sida et hémophiles, ce couple démoniaque ».
Il est reçu aimablement et pour la première fois on l’appelle « docteur ». Son temps est aménagé pour qu’il puisse concilier sa présence à tiers temps dans le CNTS et la poursuite de son cursus de spécialisation. Il ne peut pas être plus heureux. « Le CNTS met au point des techniques de diagnostic, une multinationale achète les brevets, fabrique les tests à l’échelle industrielle et les commercialise. Gagnant-gagnant ! ». « Ma vie se démenait dans cette trilogie : hôpital pour ma formation, CNTS pour mon travail et banlieue pour y réviser et dormir ». Au fur et à mesure du temps, il réussit ses épreuves probatoires d’hématologie et on lui propose d’emblée des vacations supplémentaires. Sa vie paraît baigner dans le bonheur. Il fréquente les sommités de la médecine, son activité le captive. Il manipule des isotopes. « Il s’agissait de dépister la présence du virus de l’hépatite B chez les donneurs de sang bénévoles et chez certains malades ». Très vite, il se rend compte avec stupéfaction que les résultats des tests qu’il pratique signifient une contamination évidente par le virus de l’hépatite B. Il consulte un ami étudiant en gastro-entérologie dont le chef de service est un ponte des maladies hépatiques. Ce congénère lui confirme que tant que le vaccin n’est pas au point, le risque pour les transfusés est considérable.
Il multiplie ses heures au CNTS. Il se passionne de plus en plus pour sa recherche. Un jour, devenu enfin médecin, le chef lui propose de s’occuper de patients particuliers : les enfants hémophiles. Un tournant dans sa carrière. Il va travailler plusieurs années dans un centre d’hémophilie qui se trouve à La Queue-lez-Yvelines. Ce centre, dirigé par la Croix Rouge porte un bien joli nom : Centre Air et Soleil. Ce qui aurait dû être un moment de gloire, d’apogée de sa carrière, se transforme, par une conjoncture imprévisible, en un piège. Il devient, sans l’avoir prévu, le jouet d’une situation qui lui fait d’autant plus horreur qu’il se heurte à ses limites, à son impuissance et à son ignorance. C’est à ce titre, qu’un jour, il se retrouve au cœur d’une tragédie soudaine, imprévisible. Au début, on parle pudiquement de « l’affaire », alors qu’il s’agit d’un véritable scandale sanitaire qui provoque de nombreux morts, une tragédie qui touche de nombreux enfants dont le narrateur a la charge. Il est inutile de relater les suites médicales, politiques et juridiques de ce scandale sanitaire que les journaux ont abondamment commentées. Nous ne dévoilerons pas davantage les chocs personnels que l’auteur-narrateur subira face à ce mal sournois.
Au fil des pages, Méda Seddik déroule sous nos yeux, avec une lucidité implacable, de sinistres et suspectes connivences entre le monde médical, pharmaceutique, politique et juridique. Ce roman nous expose une expérience douloureuse qui forcera l’auteur-narrateur à quitter définitivement cet emploi valorisant et les enfants auxquels il s’est intensément attaché. Les faits relatés sont d’autant plus consternants qu’ils sont tous véridiques. Il a juste modifié les noms des personnages pour des raisons déontologiques. Cela justifie donc pleinement le terme de « roman ». Toute cette traversée lamentable modifiera totalement sa conception du monde, sa vision sur sa profession et le sens qu’il décidera, en pleine conscience, de donner à sa vie.
Pierrette Epsztein
Méda Seddik, fils d’émigrés, a grandi dans le quartier Bléville du Havre où son père était ouvrier au port et sa mère, femme au foyer. Il est le quatrième enfant d’une fratrie de neuf frères et sœurs. Après ses études de médecine, il se spécialise en hématologie et en cancérologie et fut l’élève de Jean Bernard, Georges Mathé et Léon Schwartzenberg. Il exerce à ses débuts au centre national de transfusion sanguine de Paris où il fit la rencontre du docteur Jean Pierre Allain. Ce dernier lui propose de s’intéresser à l’hémophilie. Il se consacre alors, durant plusieurs années, à soigner les enfants atteints de cette maladie. Le scandale du sang contaminé qui entraîna le décès de nombre d’entre eux le dissuade de poursuivre sa vocation. Depuis plusieurs années, il s’est installé définitivement en Guadeloupe. Il pratique, dès lors, de façon intermittente en public et en privé et exerce des fonctions de chroniqueur à la radio. Thanatocytes est son premier roman, publié aux éditions Le Lys Bleu, en juillet 2018.
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