Une heure de jour en moins, Jim Harrison
Une heure de jour en moins, septembre 2012, Trad USA Brice Matthieussent, 220 p. 19 €
Ecrivain(s): Jim Harrison Edition: Flammarion
Si Jim Harrison est probablement l’un des plus célèbres romanciers américains, son œuvre poétique, énorme (des dizaines de recueils) et éblouissante reste fort méconnue en France. Les maisons d’édition, plus promptes à traduire les romans, rechignent à la poésie – de Jim Harrison soit-elle – signe des temps où la poésie, cœur battant de la littérature, est fort mal lotie. C’est donc à Flammarion qu’il faut adresser ici le premier compliment, car la maison nous offre avec « Une heure de jour en moins », non seulement un recueil étincelant de l’art de Jimmy mais, qui plus est, dans une traduction impeccable de Brice Matthieussent. Et il y a déjà bien longtemps que le dernier recueil de poèmes du maître du Michigan nous a été proposé en français (1998 à « la table ronde » : « l’éclipse de lune de Davenport »)
C’est par la poésie que Jim Harrison a commencé son œuvre. Il y a fondé les grands thèmes qui traverseront ses romans. « Elle m’habite tout entier et pour toujours » (interview à « L’Express » en 2004)
Il est courant de dire de grands romanciers que leur écriture est « poétique » - avec la question qui suit du sens de cette assertion. De grands maîtres sont là pour en témoigner : Montaigne, Jean-Jacques Rousseau, Herman Melville, Jack London. La liste est longue. Jim Harrison poète est de ceux dont on dirait volontiers que leur poésie – profonde et superbe – est prosaïque, narrative. Elle n’est pas essentiellement portée par un élan lyrique, un projet musical, une construction phonétique. Elle bouleverse au contraire par sa sobriété, sa simplicité, son évidence. Elle bouleverse par son assaut du réel. Ecoutez :
« Le matin de Pâques dans toute l’Amérique
les paysans font frire des patates
dans la graisse de bacon.
(…)
Ce matin, si Jésus était là, il mangerait
Peut-être des patates frites avec mon ami
Qui a une Dodge ’51 et une Pontiac ’72. »
(« Matin de Pâques »)
La poésie de Jim Harrison c’est simplement Jim Harrison tout entier. Derrière sa grande carcasse d’ours du Michigan on sait, par toute son œuvre, que se cache un énorme cœur à vif, un rebelle à l’ordre injuste du monde, un regard fraternel sur les êtres humains. Jusqu’à la tendresse la plus douce, celle d’une « berceuse pour une petite fille », aux accents certes noirs, mais ô combien paternels.
« Dors. La nuit est une houillère
noyée d’eau noire –
La nuit est un nuage sombre
Gorgé de pluie tiède.
(…)
Dors,
La nuit est là,
Jour du chat,
Jour de la chouette, festin de l’étoile,
La lune règne sur
Son doux sujet, obscure. »
(« Berceuse pour une petite fille »)
Toutes les obsessions d’Harrison sont dans les quelques dizaines de poèmes de ce recueil : le temps qui fuit, la beauté indomptable de la nature, l’idiotie du « progrès » des sociétés humaines, la certitude que le dernier refuge du sacré est dans le monde sauvage, là où l’homme n’a pas encore tout abîmé. Et si l’homme a abîmé qu’importe, l’écriture d’Harrison est au moins aussi « résistante » que l’aptitude du monde à subsister néanmoins.
Ici, le temps des hommes, l’âge, ses misères annonciatrices chez Harrison de la grande fusion consolatrice avec la Terre. Jim Harrison, arbre parmi les arbres :
« Sans doute aussi vieux que moi, il résiste à son isolement,
tout noueux et tordu à cause de ses batailles
avec le temps. Je m’assois contre lui et me fonds en lui »
(…)
(« Arbre clôture »)
Avec, l’âge avançant, des accents qui évoque Norman McLean et Philip Roth :
« A l’approche des soixante-dix ans, en se réveillant en vie
après une nuit de sommeil ou une sieste, on trouve
miraculeux l’ordinaire non vu. Nous adoptons toujours
la posture terrifiante des vivants.
Certains jours la rivière est incompréhensible. »
Car la poésie est une expérience primale, la seule où l’écrivain est dans une expérience quasi physique du réel, où il est en fusion avec le monde.
S’élève alors, comme du chœur de ces chants, la voix du Credo de Jim Harrison, sa profession de foi, le psaume panthéiste à sa (la création ?) création, son monde (le monde ?), celui qu’il a tant aimé et tant pétri de ses mots : « Je crois » !
« Je crois à d’abrupts à-pics, à l’orage sur le lac
en 1949, aux vents glacés, aux piscines vides,
au sentier invisible menant à la rivière, à l’ail frais,
aux pneus usés, aux bars, aux saloons, aux tavernes,
aux litrons de vin rouge, aux fermes abandonnées, (…)
(« Je crois »)
Oui le grand Jimmy est un croyant fondamental, il croit à la divinité de la Terre, il croit donc à la littérature – passage essentiel de la Terre à l’homme.
Leon-Marc Levy
- Vu : 7700