Une fille d’Alger, Jean-Michel Devésa
Une fille d’Alger, éditions Mollat, mars 2018, 143 pages, 20 €
Ecrivain(s): Jean-Michel Devésa
Comme dans Bordeaux la mémoire des pierres, son précédent et premier roman, Jean-Michel Devésa livre dans Une fille d’Alger– avec la même qualité d’écriture et d’atmosphère – un mélancolique exercice de mémoire. Hier, c’étaient des vies et des amours en proie au franquisme ; dans ce deuxième roman, ce sont d’autres déchirements tout aussi douloureux, ceux de la fin de l’Algérie française dans laquelle l’auteur est né. Jean-Michel Devésa ne choisit pas – si tant est qu’on soit libre à ce propos – des périodes pour ainsi dire légères. Dans Une fille d’Alger, le romancier semble lui-même très impliqué. Le narrateur nous fait le récit autour de 2015. Il est interne au roman d’une manière particulière – par ses souvenirs d’enfant à Bab El Oued puis d’adulte revenu en Algérie dans les années 80 – double coïncidence avec la biographie de l’auteur. Mais cette voix qui conte n’est nulle part nommée autrement que par « le narrateur » ou « le scripteur ». Il n’est du reste pas le seul qui nous rapporte les faits. Hélène Samia Lapérade, « bâtarde d’une Française et d’un bicot », ladite fille d’Alger sans doute, complète régulièrement ce récit de la fin d’un monde en terre algérienne. Question de cohérence. Si le narrateur-auteur est lui-même présent dans le roman, c’est à Hélène Samia de dire mieux son intimité de prostituée et… d’amoureuse de Raymond Rossi, un parrain du milieu plutôt placide.
« Modelant l’histoire d’Hélène Samia avec la glèbe de ses souvenirs, le scripteur voit affleurer en lui les stigmates de son enfance. Mais ce n’est pas l’intangible Méditerranée qu’il cherche à rendre, quand bien même il s’inspire des pages superbes dans lesquelles Albert Camus a baigné son Étranger, il entend faire jaillir une Méditerranée dans et entre ses mots, en arrimant le singulier dans une multiplicité, la sienne sera maculée d’hydrocarbures, polluée, brassant dans ses flots gris les débris de vies broyées et les germes d’une continue et fratricide rivalité ».
Hélène Samia Lapérade, née d’un père inconnu, a été abandonnée, bébé, à une institution religieuse afin de repousser l’opprobre qu’elle est pour la famille. Lâcheté sans nom qui condamne une enfant pour la vie. En ce tout début des années 60, au cours de ces derniers mois violents et incertains de l’Algérie française, Hélène Samia est une des pensionnaires d’une maison close nommée Les Andalouses. Le roman s’ouvre et se termine alors qu’elle est sur un de ces bateaux qui emportent vers la France ceux qui n’ont plus d’existence possible dans l’Algérie indépendante. Les propriétaires des Andalouses, les premiers, ont décampé. Le parrain Raymond Rossi n’entend pas du tout se retrouver en France encombré « d’une créature demi-moukère » ; avec un cynisme qui n’est pas forcément voulu, il donne à Hélène Samia une sorte de recommandation à l’intention d’un « confrère » du milieu à Marseille ou à Bordeaux, on ne sait trop.
« De Beau-Rivage, donc, Raymond m’a légué les clés avant de déserter. Dans les périodes de cataclysme on agit ainsi avec les employés de maison en raison de leur mérite et de leur abnégation, et les femmes qu’on a eues en secret ».
Une fille d’Algerreconstitue l’atmosphère, l’ambiance de cette Algérie française qui prend fin. Le lecteur assiste au cruel partage des sentiments, des races, du temps, des classes, des avenirs… Ceux qui comprennent que c’est bien fini, qu’il faut s’en aller au plus vite, n’hésitent pas à remettre les clés de la maison à la domestique ou au voisin ; ceux qui espèrent en sous-main un certain miracle ne sont nullement réconfortés par les nouvelles et les rumeurs qui circulent. Il y a aussi ceux, pas bien actifs jusque-là pour l’indépendance, qui se voient bientôt maîtres et propriétaires, et qui haussent déjà le ton, et qui dessinent l’avenir avec des mots catégoriques…
Le narrateur ou le scripteur, c’est la perspective, le recul du temps ; le regard sur ce qu’il en est « cinquante-cinq ans plus tard ». Il évite le manichéisme en creusant l’intimité des vies, en revisitant les failles délicates de sa propre famille, en exposant des choses bien privées au sujet de sa mère, femme divorcée… Des séquences d’histoires individuelles aussi fortes et intenses que celles de la grande Histoire avec ses généraux qui parfois se suicident, ses hommes politiques qui signent des « accords » auxquels nul n’ose accorder foi…
Séparer la grande Histoire de celles multiples, quotidiennes, intimes des individus, c’est faire de la fiction. Dans ses romans, Jean-Michel Devésa restitue l’Histoire en ses détails concrets et minuscules. Avec une écriture agréablement travaillée.
Théo Ananissoh
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