Une entrevue subreptice, Philippe Boutibonnes (par Didier Ayres)
Une entrevue subreptice, Philippe Boutibonnes, coll. Préoccupations, éd. L’Ollave, 2022, 13 €
Image peinte
J’ai été heureux de passer plusieurs heures en compagnie de L’Annonciation de Paris Bordone, image qui justifie le livre. Car ce livre nous ouvre autant au mystère de cette Annonciation qu’au grand mystère de la peinture, en son feuilletage conceptuel.
Cette lecture a été pour moi une errance, un vagabondage, une dérive situationniste, allant sans but, faisant des pas dans les lacs compliqués de ce que produit comme travail un tableau où j’étais là comme spectateur, sinuant et m’insinuant dans l’œuvre peinte. On y voit aussi bien une approche théologique qu’esthétique, profondeur compliquée d’un tableau qui par essence est à deux dimensions, mais dont le troisième terme est l’écriture, la pensée, sachant qu’ici le thème religieux se vectorise surtout sur les Évangiles de Matthieu et de Luc. Et la pensée devient chantante, prise librement dans la mutité consubstantielle de la peinture, en un acte muet, mais étoffé par la pensée. Oui, je ne cessais de fixer la Vierge et, côté Jardin, l’ange mystérieux, lui aussi au bord de l’aphonie.
Paroles sourdes qui s’étouffent dans l’oreille de la Vierge, ce qui pourrait confiner la conception de Dieu à une affaire d’oreille. Toujours est-il que la phonation intérieure – sorte de matière noire de l’univers, dont on devine seulement la masse – engendre un discours. Car sinon, la peinture ne s’accomplit pas. Elle a besoin d’une explication sensible, du suivi d’un langage, voire d’une langue à même de jouer le rôle d’intermédiaire entre la surface du tableau et la profondeur de l’esprit. Car la peinture est comme la lettre (lettre ici de l’Évangile) à quoi s’ajoute l’esprit (sorte de dualité de la blessure du Christ à la fois sang, eau et esprit).
Le tableau est par nature un lieu de fouilles pour la vision ; par sa dimension, ses composantes et leurs liaisons, il ne se livre pas à une saisie immédiate. Le parcours scrupuleux de sa surface par des points de vue fugitifs et des mises au point successives de distance et de profondeur, aura sans doute raison de l’égarement qui d’abord nous saisit. Comment rendre compte par des mots de l’examen interprétatif hésitant que nous nous proposons de faire sinon par l’insistance et la reprise ad nauseam des parties et détails du tableau qui, par écho, renvoient à un autre registre d’itération propre à l’organisation maniériste de la scène.
Je laisse au lecteur le soin de se reporter aux quelques 50 pages, qu’il faut aussi relire, pour avancer dans cette pensée très fine, dans un travail qui a demandé 19 ans d’efforts et de temps, c’est donc dire que l’on peut y revenir longtemps. Ce livre provoque un secret : celui du terme tiers de la pensée, seule action susceptible de rendre subrepticement une « lecture » de l’œuvre, une tension vers, un chemin – vers soi-même en définitive.
Didier Ayres
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