Une douleur Blanche, Jean-Luc Marty (par Pierrette Epsztein)
Une douleur Blanche, Jean-Luc Marty, Julliard, octobre 2020, 180 pages, 18 €
Il existe des romans qu’on lit avec enthousiasme et qui vous transportent bien loin de votre quotidien. C’est le cas d’Une douleur blanche de Jean-Luc Marty paru en 2020 aux éditions Julliard. L’auteur déroule son roman comme un scénario de film. Celui-ci nous parle d’aventures, de retrouvailles mais surtout d’un voyage intérieur.
Cet ouvrage relate le retour du fils au pays natal après une très longue absence. Suite à la mort du père, il est parti très loin pour oublier et s’oublier. Il revient sur son lieu de naissance, un petit port de pêche voué à la disparition. Un évènement l’y oblige. Il apprend la maladie de sa mère qu’il retrouvera dans « une maison de convalescence » où son médecin l’a placée – joli nom pour un centre de soins palliatifs. Sur le trajet du retour, une femme mystérieuse, jaillie de la nuit, errant sur une route déserte, sera l’occasion d’une rencontre insolite. L’énigme de cette créature anonyme venue de nulle part comme une apparition hors normes taraudera le protagoniste mais éveille aussi la curiosité du lecteur. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Que cherche-t-elle ? Ces deux personnages n’auront de cesse de découvrir un secret qui liera cette créature au héros de cette odyssée comme à un double.
« Tu n’es pas une histoire d’homme » lui dit-elle un jour. Que veut-elle ainsi sous-entendre ? Le lecteur apprendra qu’elle aussi a connu la tragédie, elle aussi a connu des ailleurs. Sans le comprendre explicitement, ils sont indéfectiblement connectés l’un à l’autre, comme le socle et la fiche d’une prise électrique. Il n’y a pas de convergences fortuites. Nous pourrions prononcer les mêmes mots que Montaigne évoquant son ami La Béotie : « Parce que c’était elle, parce que c’était lui ». Imperceptiblement, un amour se nouera entre ces deux déracinés.
Au départ, cette femme n’est qu’une ombre, une simple silhouette aux contours flous. Peu à peu, au fil de l’avancée de cette chronique, elle va prendre forme et consistance. Leur amour ne sera jamais affirmé, jamais démenti. Il fallait que ces deux êtres se rencontrent pour que chacun se découvre dans toute sa complexité, et prenne conscience qu’ils sont liés, reliés par la mer et sa sauvagerie. « Je la suivrais et la ferais danser, sans autre vocabulaire à disposition que celui-là. En tout cas, il me plaît de le croire, conscient d’avoir à m’inventer, impatient de surgir dans la scène, acteur d’un texte qui n’existe pas… Je me contente de lui dire : je suis là… ».
Ce livre est fécondé par de multiples anecdotes qui toutes servent à cerner et à élargir le propos de l’auteur. Au fil des pages, nous découvrirons toute une série de personnages plus ou moins pittoresques, des gens de peu pour l’essentiel d’entre eux, mais tous empreints d’une dignité manifeste. Chacun jouera son rôle pour éclairer le mystère d’une vie. Pour cela, l’auteur ira jusqu’à implanter un film dans le film. Tout ce périple, où chacun se cherche, se fuit, se perd de vue, se retrouve, tourne autour de la disparition et de la réminiscence, de la blessure et d’une éventuelle cicatrisation. « Elle surgit de la rue des Armateurs. Elle court, avec ses grosses chaussures qui tombent à plat, ses grandes jambes en X qui menacent de la faire tomber. Elle fonce sans prendre garde à rien, dans le vent glacial. Elle a le visage contrarié des enfants trop à l’effort lorsqu’ils ne courent pas pour jouer ».
Chacun des acteurs de cette fresque porte en lui des failles mais aussi un appétit de vivre. Chacun d’eux garde, tenaces, des élans qui leur permettent d’affronter les vicissitudes du quotidien. Et chacun a ses passions qu’ils n’auront de cesse de partager. Une solidarité se crée qui aboutit à une réelle amitié et même autorise à l’amour de trouver sa place dans un espace soigneusement protégé pour ne pas sombrer dans la désespérance. Dans cette véritable enquête, nous seront divulguées toutes les facettes qui composent un être humain de la face la plus intime à la plus ostensible. Certains laissent un goût amer, d’autres nous éblouissent. Il y a les pères, agriculteurs du côté de la mère ou pêcheurs sur un chalutier du côté du père, tous sont attachants dans leur capacité à donner, dans leur activité, le meilleur d’eux-mêmes. Ils ont, au cours de l’Histoire, connu bien des embûches. Il y a la mère, infirmière, qui sans naïveté, sait proche l’issue finale. Elle l’attend en refusant tout apitoiement sur son sort. Il y a le médecin qui connaît parfaitement l’état de sa patiente et qui posera des mots sur la réalité. Le fils et la mère évitent le sujet, chacun attendant que l’autre l’évoque franchement. Mais la question restera en suspension dans l’air. Durant un laps de temps très court qui leur est accordé, le fils apprend qui est sa mère, cette femme qui a été si longtemps pour lui une inconnue. Il y a l’amant caché de la mère qui offre à celle-ci une certaine aisance. Quand le fils se décide à l’interroger : « Qu’aviez-vous prévu ? », il répond : « De lui trouver un studio, proche de là où je vis. Là-bas, elle aurait tout à portée de main, librairies, cinémas ». Manifestement, la femme ne lui a rien dit. Le fils aura du mal à accepter cette ingérence car il considère cet homme comme un intrus et même un rival.
Et il y a le Brésil, la chaleur et la pluie, la mer et la pêche, l’écume et le ressac, le bruit des vagues, le calme du fleuve, le vert et le gris lorsque parfois les éléments se déchaînent. Il y a l’amitié qui va lier un homme, Zé, au narrateur. C’est sur le chantier de la construction de la maison d’un riche propriétaire qu’ils vont faire connaissance. C’est lui qui fera accepter l’étrange-étranger à ses compagnons de labeur. C’est lui qui le fera embaucher pour de menus et pénibles travaux et c’est dans une passion commune, la pêche, que leur relation se nouera. Ils deviendront inséparables. La solidarité se montre dans chaque geste partagé, chaque savoir offert, et ramène, sans cesse, le narrateur aux souvenirs du passé : « Quand Zé avait décidé de m’initier au filet, ce sont les mains de mon père qui me sont revenues ».
Le récit est rapporté par le narrateur à la première personne. C’est lui qui déroule le scénario. L’ouvrage est partagé en deux comme une déchirure : l’ici est écrit normalement, l’ailleurs en italique pour bien marquer l’écart, mais aussi révéler la distance dans un étrange jeu de miroir.
Si l’auteur recherche avec frénésie toutes les figures de style que nous offre la langue, ce n’est pas pour nous séduire dans un romantisme clinquant qui ne servirait qu’à nous attirer dans une futilité de mauvais aloi. Il ne prétend nullement à briller pour s’attirer les bonnes grâces de ses lecteurs. Non, ce n’est en aucun cas sa finalité. L’auteur tente, avec la précision d’un chercheur averti, de traquer le sens du monde et de découvrir par ce biais son propre désir de comprendre les autres dans leur vulnérabilité, leur différence et leur ressemblance, et permet aussi de se comprendre dans ses propres fragilités. Il nous offre la possibilité d’une exploration en profondeur de tous les ici et de tous les ailleurs.
Jean-Luc Marty cisèle chaque phrase avec jubilation sans complaisance aucune. Il se comporte en artisan de la langue.
Le texte foisonne d’oppositions : l’ici-l’ailleurs, La Bretagne-Le Brésil, le dedans-le dehors, la chaleur-le froid, le contre-jour-la lumière, la terre-la mer, la mort-la vie, l’intime-le social. Mais aussi de concordances : la mère-la mer, le père-les pères, La femme-les femmes, les ailleurs qui soulignent les passions qui se croisent et s’entremêlent.
La sensualité est sans cesse présente dans chacun des portraits, dans chacune des descriptions avec une précision d’horloger. Le narrateur est un implacable observateur. Tout l’intéresse, tout l’exalte. Il ne se résout jamais à l’indifférence. C’est un curieux inépuisable.
Les silences de ces personnages qui sont tous des taiseux s’expriment davantage par les attitudes corporelles que par le discours dont ils sont tous avares. Ils évitent soigneusement la jacasserie. Et chacune de leurs paroles est mesurée et transmutée par la grâce de l’écriture. En fait, chaque image utilisée par l’auteur ne sert-elle pas au lecteur d’indices à l’intrigue ? « J’étais né de deux paysages que tout opposait, eux-mêmes nés de plusieurs… ». « À la question de Zé, de savoir ce que j’étais venu chercher au Brésil, j’aurais pu répondre : Un endroit où mes diversités trouveraient place, mes nombreux corps, ma vie de gars inapte à la race. Un coin où deux paysages auraient le droit d’en faire mille et un seul être ».
L’auteur connaît parfaitement le vocabulaire de la mer et de la pêche et même se souvient de phrases utilisées dans le milieu de la marine : « J’avais aussi appris l’expression “faire son trou dans l’eau”, qui signifie mourir en mer. Il emploie alternativement les deux langues. Cela donne au récit une saveur qui nous déporte.
Mais pourquoi cette saga nous invite-elle à assister à une séance de cinéma muet en noir et blanc avec tous les dégradés de gris où, sans cesse, le présent et le passé se conjuguent ? Cela s’inscrit dans le souci du cadrage, dans le choix des différents plans, depuis le plan panoramique dans l’attention portée aux paysages, jusqu’au très gros plan qui souligne le détail d’un visage où s’inscrit une émotion interne. L’auteur s’attache particulièrement à une main, à une simple expression, une simple ride, à un objet, à une attitude. Dans la façon de dérouler le temps en modulant mouvement et arrêt sur image. « Un panoramique d’époques distinctes s’étale là, d’histoires juxtaposées qui accompagnent le silence et l’oubli ». « Je marche vers les gens de la mer ». « Marchant vers les Gens de mer, c’est vers elles que je marche, mais cette fois avec hâte ». « Je ne suis pas en elle. / Elle est autour de moi. / On est dans la faille, mon amour, murmure-t-elle. / À sa voix, j’entends les morts, nous, la mer, la détresse dans la beauté des bois flottés, et encore nous. / Je l’entends, elle, comme jamais ». « Il y a ce qu’elle dit. / Ne dit pas./ Ce poème là surtout. / Nos corps recommencent ce qu’ils viennent d’apprendre. / Tout près, le port nous veille ».
Jean-Luc Marty réussit un exploit. Il amorce la fin de son roman sur une épiphanie poétique. La mort, que la mère choisit en toute délicatesse et conscience, reprend tout le trouble et les résurgences qui traversent la composition de cette mise en scène éblouissante de maîtrise. Elle justifie pleinement le titre qu’il a choisi. On y repère la blancheur, les silences, la retenue impressionnante de toutes les silhouettes qui traversent ces destins de gens hors du commun, dans la marge, en surplomb, là où s’inscrit l’Histoire. « Veiller est un beau mot. Aujourd’hui, je ne la veille pas, je l’accompagne, je la suis. C’est son choix ».
Mais le dernier chapitre réserve encore une surprise. Karmel, car nous allons enfin lui donner un prénom maintenant que nous approchons du dénouement, est chassée brutalement de son nid secret. Encore une disparition qui émerge avant l’ultime point final. Le narrateur n’aura de cesse de la retrouver. En vain. C’est Julie, la femme du patron du café de La Marine où elle venait souvent se réfugier, qui lui fera compte-rendu des évènements. C’est la seule personne à qui Karmel s’est confiée. Mais le café de La Marine va aussi fermer ses portes et les patrons partir au loin. Plus rentable maintenant que le port n’est plus un port de pêche.
Mais Jean-Luc Marty ne nous laissera pas sur ce désabusement. Il ouvre une brèche dans tous ces drames du quotidien et nous laisse croire à un possible avenir : « Je suis retourné à l’hôtel, celui de l’arrivée dans la ville portuaire. / C’est encore le jour, sa rumeur. / Il faut que je lui écrive. / Commencer par des choses simples… Il faut que je lui écrive, oui ».
Chaque rencontre insolite permettra au héros de se dévoiler à lui-même, moins indifférent, plus conscient de ce qui l’a construit et a orienté toute son existence. Dans Une douleur blanche, Jean-Luc Marty nous incite à la résistance, à la dignité et à ne jamais céder à la résignation. Le roman refermé, nous aurons pu questionner le monde, nous questionner, nous retourner sur notre propre chemin de mémoire retrouvée. Le souvenir d’un désastre n’est, chez cet auteur, ni prétexte au déni, ni déploration mais peut-être l’occasion de se repenser.
Finalement, l’auteur tient à nous inviter à l’apaisement en profondeur, tout en finesse. Ne faut-il pas parfois se perdre pour mieux se retrouver, trouver sa juste place et ainsi s’inscrire dans le mouvement du monde en refusant de toutes ses forces de courber la tête ? Comment survivre à nos tempêtes intérieures, à nos désastres, aux blessures dans une lignée ? Comment se découvrir en respectant une mise à distance nécessaire pour approcher l’autre sans jamais forcer la porte de son jardin secret lorsque l’émotion s’exprime par des gestes plutôt que par une pesante argumentation ? Nous quittons le livre le cœur battant, enrichis de nos différences grâce à cet « homme aux semelles de vent ». Ce roman nous accorde la faculté d’inverser la spirale de l’échec et de refuser le fatalisme de toutes nos forces.
Pierrette Epsztein
Jean-Luc Marty est originaire de Lorient, en Bretagne. L’auteur, s’il ne fait pas expressément référence à la ville, n’hésite pas à en nommer certaines rues, quartiers, bars ou lieux emblématiques. Entre ses voyages, il a été journaliste indépendant notamment pour Libération (cinéma, musique, sport…), L’Hebdo des Savanes, Vogue. Il prend la direction de GEO magazine en 1993, qu’il quittera en 2010. Il y développe chaque mois le photojournalisme, la géopolitique, le décryptage de l’actualité, les récits des grands écrivains de voyage. En 2010, il quittera la direction de GEO Magazine et l’école de journalisme de Sciences Politiques où il enseignait, pour se consacrer davantage à l’écriture et aux voyages. Il vit une partie de l’année dans un village de pêcheurs du Nordeste brésilien. Depuis 2001, ses ouvrages sont publiés aux éditions Julliard. Ses textes poétiques paraissent dans la revue haïtienne d’art et de littérature, Intranquillités.
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