Une dame perdue, Willa Cather (par Léon-Marc Levy)
Une dame perdue (A Lost Lady, 1923), trad. américain, Marc Chenetier, 190 pages, 7,20 €
Ecrivain(s): Willa Cather Edition: Rivages poche
Willa Cather est une incomparable portraitiste de femmes. Nous l’avions pointé déjà à propos de Mon ennemie mortelle (My Mortal Enemy, 1927), où le personnage de Myra Driscoll éclaboussait le lecteur de sa beauté, de son intelligence et de sa séduction. C’est une autre dame splendide qui est le personnage central de ce roman, Marian Forrester. Elle règne sur la propriété familiale, quelque part à l’Ouest, sur la ligne de chemin de fer Burlington qui ouvre le chemin des Nouvelles Frontières. Sa beauté parfaite, son élégance vestimentaire et morale, sa générosité et son attention envers les autres, en font une femme d’exception. Le bon capitaine Forrester, son vieil époux – ils ont 25 ans d’écart – débonnaire et au grand cœur, la rend parfaitement heureuse.
Une ombre cependant : ils n’ont pas eu d’enfant mais Marian sait attirer autour d’elle ceux du village, des gamins pauvres pour la plupart et éblouis par leur bonne « déesse », qui s’intéresse à eux, les invite à jouer sur ses terres et au bord de son étang, leur offre des goûters délicieux.
L’aile du divin plane sur cette femme et son pouvoir de séduction semble un attribut céleste. Le jeune Niel, un jeune homme du bourg, à peine sorti de l’enfance, en est ébloui. Rien, dans la passion qui va le porter pendant des années, n’est de l’ordre d’un désir trivial, banalement sexuel. Non, il y a bien la marque du divin dans la fascination du jeune Niel pour Mrs Forrester. Willa Cather était une grande lectrice de la littérature française, comme toutes les écrivaines sudistes – elle est née en Virginie – et l’ombre de Madame de Rénal, de Madame de Warens, éclabousse cette figure éblouissante de femme.
Et puis, avec un art, une finesse, un doigté narratif exceptionnel, Willa Cather glisse vers le tiers du roman les premiers jalons d’une ombre. Curieusement, c’est dans les mots heureux d’un moment heureux que le bon capitaine Forrester prononce lors d’un dîner amical que – comme une impureté dans une eau limpide – s’immisce une ombre d’inquiétude.
« Le capitaine Forrester leva son verre, tenant la tige fine entre ses doigts épais et, saluant d’un regard circulaire ses invités et Mme Forrester, déclara :
“Aux jours heureux !”.
Tel était le toast qu’il prononçait toujours à dîner […] On aurait dit un moment solennel, quelques coups discrètement frappés à la porte du Destin derrière laquelle se dissimulait l’intégralité des jours de l’existence, qu’ils fussent ou non beaux. Niel but son vin, l’échine parcourue d’un agréable frisson, en se disant que rien ne faisait paraître la vie si précaire, l’avenir si secret, si insondable, que ce toast rapide dit par cet homme massif : “Aux jours heureux !” ».
Ici une haleine un peu alcoolisée, là une vision inhabituelle et dérangeante, l’icône est atteinte, la déesse se lézarde. Willa Cather est de retour à sa fascination pour les effondrements, les paradis perdus. C’était déjà le thème du roman évoqué, Mon ennemie mortelle. La lente descente aux enfers, d’abord à peine perceptible, qui s’accélère peu à peu comme dans un mauvais tourbillon. Elle entraîne tout et tous derrière l’ange déchu. Et comme un malheur ne vient jamais seul, la dégradation de l’icône rencontre les graves soucis financiers du bon capitaine. Un grand classique de la littérature sudiste fait alors surface : le rejet du capitalisme – symbole conscient ou inconscient du Nord – et de son cynisme, son inhumanité. Mr Forrester, avec ses vertus paternalistes et cordiales, ne peut rien contre la voracité des banques et des nouveaux riches. Droit sortie du mal moderne, la figure antipathique de Pierre Loison, petite frappe locale, ambitieux et amoral, vient illustrer le surgissement du « nouveau monde des affaires » comme le nomme Daniel Forrester.
Le pauvre Niel assiste impuissant à la chute. Celle du domaine Forrester mais surtout de son idole de jeunesse, la femme qui l’a fait rêver, qui l’a accompagné. La rupture en lui est brutale, elle se fait en une vision insupportable, dévastatrice qui le laisse épouvanté.
« Entre l’instant où il s’était incliné vers le seuil et celui où il s’était relevé, il avait perdu l’une des plus belles choses de sa vie. Avant même qu’eût séché la rosée, sa matinée était en ruines, ainsi, se dit-il avec amertume que toutes celles qui suivraient. Ce jour vit la fin de l’admiration et de la loyauté qui avaient fait s’éclore comme une fleur superbe dans son existence. Jamais il ne parviendrait à la retrouver. Elle s’en était allée, avec la fraîcheur matinale des autres fleurs.
“Les lys qui se corrompent, marmonna-t-il, les lys qui se corrompent puent plus fort que l’ivraie” ».
Vient alors le roman des regrets et de la mélancolie. Willa Cather, dans un classicisme impeccable, nous dit l’âme de ses personnages.
Léon-Marc Levy
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