Une chose menant à une autre, Joy Setton (par Delphine Crahay)
Une chose menant à une autre, Joy Setton, novembre 2020, 188 pages, 8 euros.
Edition: La BaconnièreUne chose menant à une autre part dans tous les sens. Localement, une idée, un mot, une référence, mène linéairement à une autre – c’est la logique même – mais globalement, cet essai foisonne tous azimuts, du coq à l’âne et du péché originel aux toilettes à compost. Il y est question de littérature, mais aussi de sociologie, de philosophie, de morale, d’histoire, de coutumes, de langue… et toutes ces disciplines, toutes ces perspectives, s’entremêlent en un treillis serré. Deux déambulations s’articulent : celle du corps de l’auteur dans des lieux physiques – le métro, le Jardin des Tuileries… – et celle de son esprit dans les lieux moins tangibles – mais non moins réels – que sont les pensées des autres – Rousseau, Stendhal, Baudelaire, Arendt, Nietzsche…
L’ouvrage, pour le moins singulier, s’ouvre sur une charge contre Robbe-Grillet, ou à tout le moins contre certaines de ses orientations littéraires – sa méfiance envers la chronologie, par exemple – et se clôt sur une réflexion en forme de pirouette sur la médisance et la critique, qu’on se gardera bien de prendre au sérieux : « Écoutant les “vanneurs”’ en vase clos, je résolus ici et maintenant de m’abstenir de critiquer, si je ne peux parler ou écrire sans critiquer, motus ! Ou Musique ».
Entre les deux, une pensée en mouvement, capricieuse et capricante, curieuse de tout et insatiable. Joy Setton s’exprime avec une vivacité et une liberté de ton qui réjouissent, revigorent et aiguillonnent. Audacieuse et iconoclaste, elle manie les piques et les pointes avec dextérité et n’hésite pas à s’en prendre aux monuments littéraires, aucun n’étant à ses yeux intouchable ni adorable au sens religieux du terme. Elle se montre souvent sévère, et même péremptoire, mais avec une ironie et une légèreté telles qu’elles la préservent de toute accusation d’obtusion, voire de mauvaise foi. S’ajoutent à ces qualités intellectuelles et spirituelles un certain sens de l’absurde et du nonsense, un usage du paradoxe et des antithèses, une sévérité et une rigueur, qui font de l’ensemble une conversation d’une rare densité, d’un rare agrément. En outre, tout peut être discuté, dans cet essai empreint d’érudition, et l’on serait tenté, si elles étaient moins étroites, de remplir ses marges de commentaires et d’annotations.
S’il est vrai qu’une chose mène à une autre, et une page itou, qu’on est pris dans les virevoltes des propos de Joy Setton – puisqu’une chose, etc. – et que ses réflexions sont un puissant stimulant, cet essai est illisible d’une traite, sous peine d’indigestion ou de migraine : son propos, de hautes teneur et tenue, exige une attention et une tension intellectuelles sans faille, si l’on veut en saisir toutes les nuances, les implications, les présupposés et les sous-entendues – c’est-à-dire se mettre à la hauteur de l’exercice auquel il invite. Si on a le goût, comme l’auteure, de considérer, d’examiner, de comparer, de créer des catégories avec empiétement… – de penser, en un mot – on y consentira volontiers… du moins pour les passages qui retiennent notre intérêt. Car la diversité des sujets traités – quoi qu’ils relèvent pour la plupart des domaines littéraires et philosophiques – est telle qu’il n’est guère possible de se passionner également pour tous, et surtout pas au même moment. De toute façon, il est plus fécond de la lire avec frugalité et de se laisser le temps d’assimiler et de digérer ses réflexions : le gavage, en matière de nourritures intellectuelles, ne mène qu’à la grosse tête.
Delphine Crahay
Joy Setton, née en 1980, est poétesse, essayiste et musicienne. Elle vit actuellement à New-York.
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