Une brûlante usure, Journal 2016-2017, Gérard Bocholier (par Luc-André Sagne)
Une brûlante usure, Journal 2016-2017, Gérard Bocholier, éditions Le Silence qui roule, Coll. Les Cahiers du Silence, 2020, 152 pages, 15 €
Ecrivain(s): Gérard Bocholier
Auteur d’une œuvre conséquente, commencée au mitan des années 1970 et marquée de plusieurs prix et distinctions, Gérard Bocholier nous ouvre les portes de son atelier de création, là où il puise son inspiration et forge son écriture, au travers de deux années de son journal qu’il publie en 2020. Une occasion rare de pénétrer dans l’intimité du poète.
Tenir un journal pour lui, c’est d’abord, à la suite d’Antoine Emaz, écrire « un récit minimal, une autobiographie par défaut » mais c’est aussi « une autre forme de portrait ». Affaire de toute une vie (il n’a que 19 ans à peine quand il débute son premier journal), ce travail de diariste, par la force des choses, est un révélateur de soi pour les autres mais aussi pour soi-même. Ainsi, à un ami qui trouve ces pages tristes, Gérard Bocholier reconnaît « ce fonds très lourd et très opaque qui est le fondement de tout : une tristesse qui remonte à l’enfance, que rien n’a jamais pu chasser ».
Portrait il y a donc, mais un portrait sans concession, à l’opposé d’un quelconque narcissisme. Bien au contraire, il est ouvert au monde comme à une introspection sans fard ni complaisance. Tissé de plusieurs éléments qui en font la trame unique. Le recours régulier aux citations n’est pas une facilité parce qu’elles ne sont pas reprises par hasard, comme le souligne l’auteur, mais font écho à sa propre pensée qui s’en nourrit et en tire sa substance. Il s’agit bien plutôt d’une assimilation, d’un enrichissement qui la fait croître et s’élever. Ainsi entrecoupé d’autres voix que la sienne, le portrait l’est aussi de poèmes écrits et consignés au moment même de leur rédaction, un instant unique qui demeure une joie. Les lectures se succèdent, le journal en témoigne, comme les morceaux de piano, ceux de Bach, de Brahms et de Schubert en particulier.
Les paysages jouent dans cet ensemble un rôle central. Décrits avec minutie et ferveur, ils sont pour la plupart tirés de cette terre d’Auvergne où vit le poète, qui les observe et se met pour ainsi dire à leur écoute, y mêlant ceux du passé, de l’enfance et de la jeunesse. Il y pressent ce qui y vit et y palpite, souvent à notre insu. Car la nature est par lui conçue comme la réverbération d’une lumière autre, d’une présence « toujours neuve et éternelle », mobile et immobile tout à la fois. Comme la remarque d’Henri Bergson qu’il fait sienne, beauté et grâce peuvent s’y confondre, ainsi que la bonté.
L’idéal à atteindre serait alors pour le poète une « beauté presque transparente (…), le feu du jour dans une goutte de buée ». Ce qu’il partage ainsi avec son lecteur, ce qui se dessine alors au fil des pages, c’est une haute conception du poème et de la poésie, pétrie d’exigence esthétique et spirituelle et traversée de tourments intimes. Car il s’agit d’un engagement total, le poème étant vu simultanément comme un « exercice de survie » et un cheminement vers l’Autre, pour reprendre Paul Celan. Un « itinéraire vivant », dans l’esprit d’Armel Guerne, vers lequel les mots conduisent, malgré leur fragilité, eux qui se répondent à travers les œuvres de chaque poète. Finalement, selon l’auteur, et ce dans le droit fil de la pensée d’André Suarès, « puissance et simplicité (sont) les deux colonnes de la grande œuvre poétique ».
Une œuvre qui est en même temps, dans son cas, parcourue de tourments intimes. Et précisément, l’authenticité de la poésie vient aussi des combats qu’y mène le poète, de la lutte qu’il y livre contre lui-même, contre les abîmes qui ne cessent de s’ouvrir sous ses pieds, ces abîmes entre soi et soi qu’a également rencontrés Gustave Roud. Peut-on dans ces conditions, comme le fait André du Bouchet, « écrire aussi loin que possible de soi », là où peut-être l’on se rejoint vraiment, mais d’une autre manière ? Ou vouloir être loin de soi et être trop près, comme le constate Pierre Reverdy dont Gérard Bocholier est un spécialiste. A certains moments le poète tangue, pris « dans des abysses de désir, proches voisins du néant » et se « raccroche à quelques bouées : les cafés, les poèmes, ma prière ».
C’est au fond, à travers ce journal de deux années à la sincérité parfois bouleversante (quand il faut vendre la maison de famille par exemple), non pas seulement à la défense et illustration d’une esthétique poétique à laquelle on assiste, et qui se voudrait comme abstraite du temps, « arrêt de la vie très provisoire, pour pouvoir vivre plus intensément sa vie », le tamis de l’écriture ne retenant « que les plus infimes paillettes (et) c’est bien de l’or », mais au-delà, la prolongeant et l’exhaussant, à une véritable morale de vie écrite en lettres de feu et de cendres. Une vie, comme le souligne Jacques Chardonne, qui « n’existe que par ce qui la dévore ». Selon l’expression de Jean-Baptiste Massillon il est vrai, également un « déguisement perpétuel », dont le poète n’est pas dupe parce que profondément conscient du tragique de la vie.
Il accepte ainsi de « vivre toutes les dimensions du temps », il embrasse la noblesse comme la misère de notre condition humaine. La lumière et la nuit, le très peu et le très grand, le plus proche et le plus lointain. La vie est ici comprise dans son intégralité, du visible à l’invisible, du charnel au spirituel, intensément, douloureusement, et finalement « pourquoi lui résister ? La Vie nous entraîne, vers la Crèche, vers le Tombeau vide. La Vie toujours l’emporte ».
Luc-André Sagne
Gérard Bocholier est l’auteur d’une œuvre très importante dont on ne peut donner ici que les titres les plus récents (on trouvera une bibliographie plus complète dans l’ouvrage ainsi qu’une note biographique). Un recueil de poèmes, J’appelle depuis l’enfance (La Coopérative) et un essai, Ainsi parlait André Gide (Arfuyen), faisant suite dans la même collection à un précédent écrit consacré à Bernanos. Il dirige par ailleurs la Revue de poésie ARPA et collabore à de nombreuses autres revues.
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