Une brûlante usure, Gérard Bocholier (par Didier Ayres)
Une brûlante usure, Gérard Bocholier, éditions Le Silence qui roule, août 2020, 147 pages, 15 €
Poème d’attente
Dire quelques mots de ce livre que Gérard Bocholier publie récemment, ouvrage qui se présente sous la forme d’un journal, où l’auteur indique simplement les mois successifs durant les deux années 2016 et 2017 en tête de chapitre, serait, comme en une tentation et pour le meilleur, ajouter, continuer, l’augmenter par la propre littérature intérieure du lecteur. Du reste, l’auteur lui-même s’y autorise, en poursuivant parfois l’idée d’un autre poète par ses mots à lui. Ainsi, les deux pensées se confondent : l’écrivain et le liseur – sachant que l’écrivain est toujours un liseur.
Cela dit, ce qui est essentiel, c’est l’œuvre, c’est ce journal mélancolique, et comme on le dirait d’une image photographique, légèrement sépia, tournant parfois à l’autochrome. Oui, la mort, et le temps qui a passé, la durée incertaine qui reste, les grandes dates de l’existence qui s’effilochent, pour ne garder du souvenir que des bribes, des fragments, des petits morceaux dont la valeur est bel et bien celle d’une matière friable, feuilles jaunies trouvées dans le pli d’un vieux livre.
Je reviens un instant sur la question du lecteur qui chercherait à poursuivre son herméneutique personnelle par ses mots à lui, car je crois profondément que l’on n’atteint jamais l’exhaustivité d’un livre lu, mais que lire offre un chemin, quand d’autres chemins sont possibles. À mes yeux, cheminer dans un livre avec un poète, doit rester une déambulation mystérieuse, plurielle, ouverte. L’œuvre ne cesse pas au milieu de la page écrite, elle se poursuit longtemps et procède par dilatation, où déchiffrer n’est pas une opération comptable, mais polymorphe.
Avec cette brûlante usure, on ne se déprend pas d’attendre, en espérant, en méditant, en priant, en contemplant. On attend afin de surmonter cette exigeante et difficile question de la mort matérielle de l’être, de la personne physique. On patiente, on séjourne, voire on escompte l’heure invisible, le dernier coup en l’église intérieure, peut-être une dernière musique ; la poésie rend possible cela.
De fait, le titre de l’ouvrage est très important. Tout d’abord au sujet de cette « brûlante » question. Doit-on songer à Paul et à cette citation de lui si connue : notre dieu est un feu dévorant ? Car on peut brûler d’une flamme mystique, pour étudier notre condition existentielle. La poésie de G. Bocholier a cette qualité. D’autre part, « l’usure » est-elle pour lui le signe des choses qui vieillissent et qui s’usent, ou en termes d’économie, cette usure pour laquelle le temps rend à l’argent sa plus-value ? D’ailleurs, le roi de l’évangile ne dit-il pas à celui qui ne fructifie pas, qu’il avait au moins à rendre l’usure de la banque au talent qu’il lui avait confié ?
Les deux idées sont constructives et entrent de plain-pied dans le temps, la question du temps – autre vérité que la mort, et à laquelle le poète de ce journal paisible et inquiet, rend sa plénitude, son vrai accent métaphysique. Que cela soit l’usure du vêtement, qu’il faut recoudre, ou l’usure matérielle de la richesse qui augmente à la banque, c’est toujours le temps qui occupe le recueil.
Pour mesurer l’impression générale que donne ce livre, douleur méditative, j’ajoute que je le lisais à l’écoute de deux musiques : la première ballade en si mineur opus 23 de Chopin, et encore la quatrième pièce des contes de fées de Robert Schuman opus 113. De cette écoute et de l’écoute du livre, il n’y a qu’un pas, qu’une lisière que le poème franchit, tout autant comme poème d’attente – attente du poème – que par la valeur surérogatoire, supplémentaire, belle et indicible comme en provoque cet art énigmatique de la musique, et que la poésie de Bocholier nous relivre, nous indique comme une étoile dans le firmament de la croyance en un ciel, au Ciel.
Poètes, musiciens, écrivains, instrumentistes, lieux, paroles, citations, prière, cantilène des images, scansion du temps, images, mois qui s’égrènent, années qui disparaissent, tout pour l’auteur de ce journal poétique concourt à avancer dans une œuvre riche d’elle-même, présence poétique, susceptible d’indiquer la route du salut. Oui, une espèce de chant du cygne tragique et doux.
À la fin, ne restent au fond du tamis de l’écriture que les plus infimes paillettes. On les regarde de près, elles viennent de l’enfance lointaine, et soudain la vérité apparaît : c’est bien de l’or !
On regarde en arrière et l’on ne voit plus les années, les saisons, les vies mêmes, que comme de minces enveloppes parfumées, à peines remplies de reliques. Leur parfum s’échappe de plus en plus faible, les fleurs séchées contenues tombent en poudre. Bientôt les enveloppes rejoindront la masse indistincte des événements passés. Plus personne pour les entrouvrir. Ainsi, ces albums de photographies où les ancêtres inconnus semblent poser pour les ténèbres. Personne qui puisse leur rendre leur nom !
Didier Ayres
- Vu: 1384