Une bouche à mourir, par Kamel Daoud
« Une bouche peut-elle manger son homme ? Oui. Ça m’arrive. Ma bouche se réveille avant moi, chaque matin et c’est elle qui commence la journée et je ne fais que suivre, comme une conjugaison. Elle lit les journaux, déboulonne quelques stèles, remonte le temps jusqu’à la montre de poche de Messali, redescend vers l’après-pétrole puis s’installe au-dessus de ma tête et commence à écrire. J’essaye. J’essaye pourtant de la fermer. De la remplir. De la raisonner en lui disant que cela ne sert à rien. La langue, c’est fait pour goûter, pas pour dégoûter, mais elle ne m’entend pas. Je le lui ai dit : ne joue pas avec le reste de ma tête ! Que deviendras-tu le jour où on me coupera la langue ou qu’on me donne un gros mouton que je ne pourrais manger en entier qu’à la fin de ma vie ? De quoi vivras-tu ? De bouffer de l’air ? Et là, elle fait semblant de ne pas m’entendre et continue. Continue de parler, toute seule, comme un livre qui refuse d’avoir une dernière page. Et elle refait tout : le monde, la politique, ses hommes, le pays. Elle critique tout comme un acide piéton. S’attaque à tous et cherche, avec le bout de sa langue, ces petits êtres difformes qui nous fabriquent des levers de soleil en nous répétant que c’est cela l’indépendance.
Pourtant le moment n’est pas bien choisi : on le lui a dit. « Si tu veux garder toutes tes dents, vaut mieux se contenter de brouter tes lèvres ». Le problème c’est que cela ne marche pas : la plage horaire entre deux repas est trop vaste et cela lui donne des envies de recoudre le drapeau national. C’est que ma bouche est vaste : j’y vis comme un voyageur, moi, les livres que j’ai lus, des milliers d’autres Algériens, des pages volantes, des discours qui offrent des repas gratuits et un gros lampadaire qui exige qu’on l’écoute parler de ses ancêtres qui luisent encore sous la cendre. C’est pourquoi je ne peux pas fermer ma bouche et qu’un jour elle va me coûter le reste de ma carcasse. Ce n’est pas ma faute : c’est la faute du pays qui n’est pas conforme à sa promesse. Et c’est ce qui explique que chaque matin, je me lève exsangue, le corps à moitié mangé par ma bouche, le cerveau promené comme un chewing-gum d’une joue à l’autre, inquiet de ce que je vais pouvoir écrire, fatigué de mon maquis portatif et souhaitant ardemment la fin des hostilités entre ma langue, ma bouche et mon Palais. La langue n’a pas d’os, dit mon peuple. Moi, si. Et je veux les garder et les faire reluire chaque année jusqu’à ce qu’ils soient dissous calmement par les sous-sols, mais je ne le peux pas. Qu’est-ce qu’un algérien sans la splendeur dissidente de sa bouche ? Une figue de barbarie réduite en poudre ».
Kamel Daoud
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