Une année sabbatique, Alain Gerber
Une année sabbatique, 2013, 299 pages, 20 €
Ecrivain(s): Alain Gerber Edition: Editions de Fallois
En matière de mythologie moderne, les comptes sont vite faits : il y a le cinéma de Quentin Tarantino, il y a les yeux toujours recommencés des filles, et il y a le jazz. On y joue plus vite que son ombre, on s’y perd comme on vendrait son âme, on s’y shoote plus souvent qu’à son tour, et jusqu’à toucher parfois les hauteurs inaperçues qui ressemblent à des gouffres.
C’est là la sale affaire de Sunny Matthews, immense saxophoniste incapable pour autant de se hisser au niveau de son maître, le Bleu. Etre le Bleu ou rien ? Alors ce sera rien, sagesse de l’abstinence. Ou tout, plutôt que de végéter dans cette insupportable seconde zone de gloriole facile et de poudre aux yeux, que la lucidité rend médiocre et que la drogue ni le sexe ne rachète. Sunny flirte avec les lois, abandonne son sax sous le lit, s’essaie sans y croire à une cure de désintoxication où il s’entiche bêtement de celle qu’il ne faut pas. Puis se jette dans la boxe, littéralement à corps perdu, en un violent combat de nègre face aux chiens à culs blancs qui est l’immense métaphore de cette musique elle-même colonisée…
Mais la musique, comme l’amour, est une passion qu’on ne fuit pas. Qui vous revient toujours dans la figure, boomerang du hasard, et c’est en l’espèce une rencontre avec un jeune trompettiste virtuose. Initiation réciproque, en forme de maïeutique musicale : le professeur devra surmonter ses propres inhibitions, ses schémas sclérosants, sa routine usée, usante ; le génial apprenti au phrasé unique et au corps gracile, accepter de se réaliser enfin, et tel qu’en lui-même, magicien de l’instant, sans suivre les voies déjà balisées par tant d’autres, fût-ce jusqu’au tragique.
« Des milliers de types, nuit après nuit, suent sang et eau pour se persuader contre tout évidence qu’ils tiennent le bon bout, et voilà un petit mec qui gratte le sol comme un chiot pour dénicher l’os qu’il a déjà dans la gueule ! La musique est une maison de fous ».
Probablement. Mais alors comment aider quelqu’un à lui révéler sa seule vérité personnelle, irréductible à toute autre ? Comment lui refuser d’entrer dans le bal des compromissions, des facilités tape-à-l’œil, des égarements adolescents ? On ne devrait jamais négocier avec ses passions.
Tout en suivant un parcours romanesque sans grande inventivité, le nouveau livre d’Alain Gerber parvient à poser clairement les questions complexes et essentielles à tout geste créateur qui ne craint pas l’exigence. Exigence d’une folle audace, s’il faut oser en effet y rechercher quelque chose comme un accomplissement de soi. Un roman à clefs ? Peut-être, si l’on veut absolument reconnaître, derrière Sunny, l’un des pans sombres de la vie de Sonny Rollins, et se lancer alors dans le jeu inutile du décryptage (Charlie Parker, en Blue Bird ? Coltrane ? etc.), bref des ressemblances et des différences entre tel ou tel personnage, tel ou tel épisode. Mais la littérature n’est jamais une affaire de flicage du réel. Et l’essentiel est ailleurs quand la passion est de la partie.
Ailleurs ? Dans ce tourbillon d’écriture qui traverse par exemple certaines pages s’échinant à dire la liberté d’un chorus, comme on peut les trouver chez un Christian Gailly. Et force est d’en convenir en effet, toute improvisation n’est jamais « que le ratage, l’enfant bâtard et mal formé d’une autre improvisation, qui seule aurait valu la peine d’être tirée du néant ». Blanchot n’aurait pas dit mieux. Dans ces interrogations aussi, qui ramènent chacun au cœur de ses propres affres quand la page est si blanche, ou la musique si belle mais tellement impossible à la fois.
« Autant qu’ils aiment le bruit de la musique, les gens convenables en détestent la beauté. L’idée leur plaît : la réalité les navre. La musique ne leur inspire de vraie passion qu’à partir du moment où, par calcul ou par veulerie, elle s’abaisse en-dessous d’elle-même ».
Mais comment ne jamais être de ces « gens convenables » ?… Dans cet humour lancinant, cette sorte de gaieté triste enfin, que seul charrie le jazz, au gré de ses aphorismes les plus paradoxaux.
Oui, nul doute : « On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu’on n’a pas encore jouée ». C’est sans doute vrai. Et la vie aussi s’écrirait sans doute mieux si l’on savait la vivre comme ça, à rebours de toute partition.
Frédéric Aribit
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