Un Russe nommé Poutine, Héléna Perroud
Un Russe nommé Poutine, janvier 2018, 314 pages, 18,90 €
Ecrivain(s): Héléna Perroud Edition: Les éditions du RocherLa réélection de Vladimir Poutine pour un quatrième mandat présidentiel à la tête de la Russie, le 18 mars 2018, s’est accompagnée d’un véritable concert de casseroles dans les mass medias d’Europe de l’Ouest. En particulier, c’est peu dire que les canaux d’« information » français, qui avaient sans doute oublié que l’élection se jouait à plusieurs milliers de kilomètres de nos frontières (on avait déjà eu le sentiment que la dernière élection américaine nous concernait au premier rang), avaient multiplié les considérations désobligeantes, accusant – sans produire trop de preuves (c’est pénible, les preuves) – Vladimir Poutine de truquer les élections, dans son propre pays comme aux États-Unis, d’espionner un peu partout, d’empoisonner les agents doubles, d’avoir la main sur les médias russes, de réchauffer le climat… Dans l’affaire Skripal, peu de journalistes eurent assez de sens commun pour rappeler que, si le métier d’espion est déjà dangereux en soi, celui d’agent double comporte double dose de risques : comme dans le décès d’Alexandre Litvinenko, probablement « retourné » par le MI 6, empoisonné au polonium 210 et converti in extremis à l’islam, la seule chose sûre est l’implication d’un « grand » service secret (mais lequel ?). La presse française faisait-elle assaut d’esprit critique, afin de faire oublier sa servilité, son obséquiosité, depuis la campagne présidentielle de 2017 (quelques jours avant l’élection présidentielle russe, un journaliste de Paris-Match écrivait qu’à New Dehli « même les chèvres s’inclinent sur [le] passage » de MmeMacron) ?
Vladimir Poutine est né en 1952, dans une ville qui changea plusieurs fois de nom en moins d’un siècle et s’appelait alors Leningrad, quelques années après que cette cité a subi un siège effrayant. Il s’agit d’une situation militaire dont, en France, nous n’avons plus idée. Même si plusieurs villes françaises ont subi des sièges meurtriers au cours de leur histoire, c’était il y a assez longtemps pour que le souvenir en soit perdu. On se condamne à ne pas comprendre Vladimir Poutine si l’on oublie que, dans sa propre conscience, il est un survivant, qui n’a jamais connu son grand frère, mort pendant le siège de Leningrad, dans l’orphelinat où il avait été évacué. Diplômé de l’université, Poutine entra dans les « services », où il aurait dû mener l’existence effacée de rigueur (les seuls agents secrets qui accèdent à la célébrité sont ceux qui échouent ou qui trahissent). Il se trouvait à Dresde le jour où le Mur de Berlin est tombé. Vue de l’Occident, la disparition du Rideau de fer a été vécue dans la liesse. Ce ne fut pas le cas dans ce qui s’appelait encore l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (quatre mots, quatre mensonges, disait Castoriadis). Au KGB, Poutine fut sous les ordres de Youri Andropov, qui dirigea la structure de 1967 à 1982 (il planifia l’attentat du 13 mai 1981 contre Jean Paul II), avant de succéder brièvement (de novembre 1982 à février 1984) à Leonid Brejnev. Chaque année, Poutine va fleurir la tombe de l’homme qui fut peut-être le premier, à ce niveau de responsabilité, à voir que l’URSS fonçait vers la catastrophe. Andropov mit en œuvre des réformes dont le fil sera repris par Gorbatchev, après la courte glaciation sous Tchernenko. Poutine entra en politique dans le sillage d’un autre Pétersbourgeois, Anatoly Sobchak, maire de la ville. La suite appartient à l’Histoire, lorsque Poutine parvint sur le devant de la scène politique, avec l’objectif de faire oublier le chaos et les humiliations des années Eltsine. La longévité de Poutine (à comparer avec les récents présidents de la République français, poussés vers la sortie à la fin de leur premier mandat) s’explique par le fait qu’il a compris les finalités du politique : la sécurité vis-à-vis de l’extérieur ; l’ordre et la prospérité à l’intérieur. Entre également en compte le fait qu’une majorité des Russes, invisible pour les médias occidentaux, s’identifie à cet homme sportif, sobre, lettré et en bonne santé (tout le contraire du valétudinaire alcoolique que fut Boris Eltsine).
Si l’on veut se donner la peine de comprendre la réélection de Vladimir Poutine, il faut avoir encore deux autres points à l’esprit. En premier lieu, et contrairement aux politiciens français, pour qui le destin du pays commence en 1789 (le millénaire précédent est oublié, sauf quand il s’agit de lui faire les poches), les Russes ont le sens de la longue durée historique. Peuple de lecteurs, avec un système éducatif où l’histoire tient une belle place, les Russes savent par quelles épreuves leur pays est passé au long des siècles. Ils le savent d’autant mieux que – second point – ils n’ont pas eu le loisir d’oublier la folie des années 1990, lorsque le pays tout entier sombra dans la corruption et la misère. Certaines œuvres de fiction permettent de s’en faire une pâle idée, comme Un nouveau Russe de Pavel Lounguine ou Moscou Babylone d’Owen Matthews. « Jamais dans l’Histoire on aura vu une telle destruction économique en temps de paix », écrivit un universitaire américain, Stephen Cohen (cité p.124). La plupart des Russes en âge de voter ont connu ces années noires et savent apprécier ce que Poutine apporte à la Russie. Les cris d’orfraie poussés en Europe de l’Ouest n’ont aucune importance, sans oublier que ceux qui les poussent ne font que relayer, volontairement ou non, les vues de Washington, qui a intérêt à une Russie faible. En effet, un couple (au sens mécanique et pas matrimonial) associant fortement l’Europe de l’Ouest et la Russie serait de taille à contester l’imperium américain (ce que les États-Unis appellent le « managment global »). « Qui contrôle l’Eurasie contrôle les destinées du monde » (Nicholas Spyman) ; point de vue repris dans le célèbre Grand Chessboardde Zbigniew Brzezinski (1997, traduction française la même année), conseiller officiel et officieux de plusieurs présidents américains (« Il est impératif qu’aucune puissance eurasienne concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique »). Les Européens suivent et même précèdent cette stratégie avec un sourire béat, sans se rendre compte qu’elle condamne l’Europe à la vassalisation.
Bon connaisseur de la Russie (elle est née à Moscou et y a grandi), Héléna Perroud propose une explication à la réussite insolente de Poutine, qui ne se donne pas à voir comme un génie ou un surhomme, mais comme un Russe ordinaire. Bien écrit et documenté (p.286, Sergueï Lavrov ne se prénomme pas Igor), son livre n’est ni une caricature, ni une hagiographie, mais un travail qui offre au lecteur des clefs pour comprendre le plus grand pays de la planète, notoirement francophile (à considérer Henri Troyat, Joseph Kessel et Léon Zitrone comme « franchouillards », on avait fini par oublier qu’ils étaient Russes) avec lequel la France possède, depuis Anne de Kiev (qui épousa en 1051 Henri Ierroi des Francs) des liens privilégiés, qu’il serait dans son intérêt de resserrer.
Gilles Banderier
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