Un peintre de notre temps, John Berger (par Yasmina Mahdi)
Un peintre de notre temps, John Berger, L’atelier contemporain, février 2019, trad. Fanchita Gonzalez Battle, 224 pages, 25 €
Peindre en exilé
Un peintre de notre temps, ayant fait l’objet d’une censure brutale, car il fut interdit de vente dès sa sortie en 1958, et de publication jusqu’en 1976, est le premier roman de John Berger (1926-2017). Le livre commence par la visite d’un atelier vide et la découverte du journal d’un ami peintre hongrois, Janos Lavin, dont la ville de refuge est Londres, « la capitale la plus conventionnelle et la plus fermée d’Europe ». Le journal forme un récit à deux voix, un chassé-croisé de deux points de vue, soit deux conversations juxtaposées, ce qui renforce la diégèse tels les sous-titres d’un film, sa traduction. Ainsi, et après-coup, John Berger décrypte les propos du peintre Janos Lavin (son double ?) à la manière d’un rébus. Or, le constat du peintre exilé est amer, affaibli par des projets qui ne marchent pas, réduit à la pauvreté, aux « humiliations de la dépendance ». Le métier d’écrire et le métier de peindre se répondent, et John Berger livre des pages fondamentales sur le dessin : « Dessiner, c’est savoir par la main – c’est avoir la preuve qu’exigeait Thomas. (…) Même devant un modèle, on dessine de mémoire. (…) Pas même de quoi que ce soit dont on puisse se souvenir consciemment. Le modèle est un rappel d’expériences qu’on ne peut formuler et donc se rappeler que par le dessin ».
Et également une prose délicate sur l’hiver : « Cette glace blanche de givre rosissait au soleil et ressemblait à une fleur. Mais ce sont les sapins qui sont les plus beaux (…) la glace se forme autour des aiguilles comme des plumes, des plumes d’argent frappées par la lumière comme de la soie ». L’eau est l’élément de prédilection du peintre, que ce soit les vagues de l’océan, la liquidité calme du fleuve ou l’eau artificielle de la piscine.
Tandis que Janos Lavin réfléchit à sa peinture et rédige son journal, il apprend que l’un de ses amis de jeunesse et de lutte, Lazlo, « a été exécuté ». Dans les pays de l’Est, à cette période de l’histoire, il y avait la persécution et les procès de ceux qui refusaient de se rallier aux mensonges d’état, et à l’Ouest, l’abjection des privilèges de classe, de la concurrence et d’un élitisme hasardeux. La tirade dédiée à Laci (Lazlo) décédé est poignante, un de profundis saisissant. L’auteur en profite pour analyser les processus de fétichisation de la société anglaise autour d’un artiste, en vue de sa fabrication et de sa validation pour le marché de l’art. Au fur et à mesure de la lecture du cahier, l’homme se révèle derrière le peintre, ainsi que ses responsabilités politiques, ses engagements et ses culpabilités. Janos Lavin s’adresse à Lazlo, l’ami assassiné, et John Berger réplique à l’artiste absent. C’est à la fois une amplification de la pensée, une digression sur la peinture – une aposiopèse, par la réticence du peintre à se confier de visu à son ami, ce qui contribue à brouiller les pistes entre les locuteurs du journal. Le tout forme une prosopopée, un faux dialogue car ni l’un ni l’autre des protagonistes ne se trouvent réunis dans un même lieu mais en décalage constant dans le temps. Le peintre est anthropophage de son propre tourment. Chacune des voix est hantée, se transforme en confession et en un long monologue. Janos peint pour le futur comme d’autres établissent un testament, sans contrainte ni subordination. Le courage du hongrois consiste en un « refus de la compromission », en dépit du fait que « le peintre est réduit au rang de laquais », et celui de son épouse, Diana, d’habiter dans « un atelier-garage », et d’accepter le rôle d’une « infirmière dans un hôpital » soignant « un soldat ».
L’examen du capitalisme s’appuie sur une dialectique, et les notations du journal alternent avec un mémorandum personnel, l’épitomé d’un artiste bifrons, à deux têtes, un regard tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. Les années 1952-1956 sont celles d’une société en mutation, du début de la Guerre froide, dans laquelle l’objet sous vitrine « remplace le retable et le tableau », sans l’idéal esthétique de la nature morte. Le rideau de fer divise les pays et les militantismes politiques. Ainsi Janos Lavin affirme cette vérité : « Il y a beaucoup d’écrivains et de peintres qui ne cherchent pas à rendre le monde meilleur, mais seulement à s’amuser ou à se justifier : ceux-là ne sont pas des artistes. (…) L’écœurante futilité de tant d’art contemporain d’Occident ne peut s’expliquer que par référence à la désintégration idéologique de la bourgeoisie ». Le peintre compare le militantisme politique au militantisme des artistes « au point d’être prêts à mourir pour leurs convictions », de se battre « pour leurs diverses visions » ; et cela en dépit de grandes difficultés économiques : « Ce que la plupart des esthètes oublient, c’est que les recherches et les sensations agréables ne commencent à être agréables qu’à partir d’un certain niveau de confort, et que, pour une raison ou une autre, la plupart des artistes modernes ont vécu au-dessous de ce niveau. On ne remarque pas la différence entre un bon vin et un vin quelconque quand on a l’estomac complètement vide ». La précarité de Janos ne l’empêche nullement de croire en l’espoir d’une « société sans classes », sans que l’artiste y soit réprimé.
Par ailleurs, Un peintre de notre temps pourrait être le répondant différé de Point et ligne sur plan(1926), de Vassily Kandinsky : « Le monde est rempli de résonances. Il constitue un cosmos d’êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant », avec par exemple : « On voit une œuvre qu’on aime parce qu’on en admire l’esprit, et on se dit oui, c’est une belle invention. Et puis plus tard, quelquefois même des années plus tard, on se trouve devant une personne, une scène, un objet qui aurait pu être à l’origine du tableau qu’on a admiré, et on réalise que ce n’était pas du tout sur l’invention mais sur la vérité que l’œuvre était fondée ». Outre la partie théorique de ce journal, nous retrouvons l’ambiance d’un temps retrouvé, quand les illusions de jeunesse sont devenues des momies emperruquées dans un grand salon bourgeois au formol.
Yasmina Mahdi
- Vu: 2004