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Un palimpseste pour l’oubli !, par Nadia Agsous

Ecrit par Nadia Agsous 29.10.16 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Un palimpseste pour l’oubli !, par Nadia Agsous

 

La vie est saturée d’histoires fantasmées, de légendes inventées, de rumeurs infondées. Mais il faut reconnaître que celles qui circulent depuis quelques années sur la Casbah frôlent l’incroyable ; elles dépassent l’entendement ; elles bousculent l’ordre des certitudes ; elles étonnent jusqu’à l’incompréhension ; elles flirtent avec la folie, et parfois, elles transcendent l’irrationnel.

Tout d’abord, il y a ma mère qui excelle dans l’art de narrer des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête. A chaque fois que je l’ai au bout du fil ou qu’elle vient me rendre visite à Paris, elle passe le plus clair de son temps à me raconter dans le menu détail le moindre fait divers entendu au sujet de ce quartier où j’ai ouvert les yeux sur la vie, cette grande machine qui fait, défait, contrefait et refait les destinées !

Puis il y a mes copines qui n’y vont pas de main morte. A chaque retour du pays, elles ne ratent pas une seule occasion pour me brosser un tableau des plus sombres de ce quartier populaire qui enchanta tant d’âmes !

Et il y a les journaux qui, faute d’organiser des reportages in situ, se contentent de colporter des histoires inventées de toutes pièces qui inspirent la peur et alimentent la terreur.

Au cœur de tous ces racontars, on retrouve toujours les mêmes rengaines : la pauvreté, la misère, l’insécurité, le banditisme, le trafic de drogue, d’argent, d’enfants, d’organes humains, la prostitution, l’alcool, la mafia… Bref. Dans presque tous les imaginaires, la Casbah est devenue une immense Cour des Miracles où la misère humaine éclabousse le monde de sa fureur brûlante et parle d’une autre voix, celle de la tragédie ancestrale qui se débat dans ses tribulations mentales désordonnées.

La Casbah ? Mais est-ce seulement possible ? Comment ? Comment ? Hein ? Dites-moi ! La Casbah ?

Mais… Ne m’avait-on pas dit, juré, promis que chaque matin des êtres de bon augure iraient cultiver les fleurs du bien dans les jardins des palais qui ornent la vieille ville ? Comment ai-je pu croire à cette légende qui, depuis des siècles, célèbre la vie parée de ses plus beaux atours ? Qu’est devenu le refrain de cette chanson qui fredonnait à tue-tête le désir d’une existence qui avance au rythme des bruissements de la volupté ? Que sont devenus ces serments qui annonçaient l’avènement d’un monde juste, fraternel, égalitaire et humaniste ?

Mais… Alors… Cette promesse de magie ? Cette espérance d’un à-venir meilleur ? Disparues ? Volatilisées ? Etouffées dans l’œuf ? Avortées dans la clandestinité ?

Non ! Non ! Et mille fois non ! Je refuse de croire à ces rumeurs infondées, folles et insensées qui courent sur toutes les langues. Non ! Je sais que la Casbah a subi de très fortes dégradations et que la vie est devenue difficile, mais pas à ce point ! Non !

Que peut-on bien reprocher à la Casbah, cette ville-citadelle bâtie sur les ruines de l’ancienne Icosium à l’époque ottomane entre 1516 et 1592 ? Comment ce lieu d’amour, de partage, de réjouissances et de résistance, a-t-il pu devenir source d’inquiétude et de peur ? Comment ?

Au milieu de ce champ de folie dévastatrice où des hommes et des femmes prennent l’allure de machines à produire des histoires fabriquées de toutes pièces, des avis, des affirmations, des certitudes, des mots, des verbes, des adjectifs, des révélations, des chuchotements, des susurrements, des bourdonnements, des soupirs, de l’exaltation, de l’étonnement, froncement de soupirs, haussement d’épaules ; le tout dit, exprimé et mimé sur un ton des plus convaincants.

A la Casbah, tout le monde entend ; tout le monde ingurgite ; tout le monde enregistre ; tout le monde sait ; tout le monde ressasse, tout le monde dit ; tout le monde raconte ; tout le monde invente ; tout le monde colporte ; tout le monde affabule ; tout le monde imprime !

Elle court, elle court la rumeur !

La rumeur ? Elle naît embryon et tout au long de son voyage sur les sentiers cahoteux, elle grandit, elle grossit, elle court, elle se faufile, elle se fraye un chemin. Elle obsède, elle angoisse, elle effarouche. Elle cultive l’incertitude, l’irrationnel, le sensationnel jusqu’à devenir ragot ! La rumeur vieillit très vite ! Elle a une durée de vie très limitée. La rumeur ne meurt point ! Elle ne s’éteint point ! Elle ne disparaît point ! Dès que son heure a sonné, elle s’en va se nicher dans un hors-lieu pour se soumettre aux rituels de la métamorphose ; c’est alors qu’elle devient mythe et croyance.

Ah, rumeur quand tu nous tiens ! Ah, rumeur, quand tu nous emprisonnes ! Ah, rumeur, quand tu nous aliènes !

Alors il se passe quoi à la casbah ? Ecoute, écoute !

Selon les rumeurs qui se répandent de bouche à oreille, ce lieu jadis forteresse a perdu de son prestige d’antan. Il paraît que les murs défraîchis de ses maisons s’effritent peu à peu sous l’effet des empreintes délabrées du temps. On raconte que ses rues ne chantent plus, qu’ils ne vibrent plus au rythme de cette musique lente, douce, enivrante, languissante qui raconte l’épopée de la vie populaire et de ses bas-fonds à l’imagination féconde. On prétend qu’il a tendance à devenir de plus en plus vétuste et pauvre et que la mendicité est devenue une occupation à part entière pour des hommes et des femmes qui vagabondent sur les chemins d’une fatalité qui ne finit pas de les enrouler dans les limbes des tribulations de la Mémoire collective. Il paraît que ses palais jadis somptueux s’effondrent pierre par pierre. On raconte que ses ruelles étroites, pentues, sinueuses et coupées par des escaliers ont pris l’allure d’enclaves d’insécurité où le danger surgit au détour de chaque coin de rue. Il y en a même qui rapportent qu’une veuve et son enfant âgée de huit ans ont été enlevées en plein jour sous les regards désabusés et impuissants d’hommes et de femmes frappé-e-s de malédiction par les mauvais sorts des démons de nuit.

Pas plus tard qu’hier, ma voisine me raconta qu’elle avait lu dans la presse que des enfants âgés à peine de dix ans avaient disparu pendant trois nuits pour réapparaître le quatrième jour, les yeux hagards, la mémoire en transe, la parole désarticulée à l’image de robots programmés pour vivre dans l’obscurité. On raconte également que dans ce lieu fatigué d’avoir trop vécu, à la tombée de la nuit, lorsque les oiseaux de bon augure se retirent pour dormir, la lune pleure. Ses larmes éclaboussent les étoiles qui s’engloutissent une à une dans le flot qui inonde le ciel. Ses sanglots envahissent l’immensité de l’espace pendant que le souffle du vent entonne le chant de la séparation.

On affirme même que des êtres ni hommes ni femmes ni animaux se pavanent en toute liberté entre les maisons serrées les unes contre les autres ; dès la tombée de la nuit noire et froide, ces êtres qui rient des malheurs de l’humanité et se nourrissent des douleurs des âmes désabusées, entonnent le chant de la défaite, racontent l’épopée de la déchéance humaine, et glorifient l’engloutissement de la Vie dans le mystère du néant.

Mais qui sont ces êtres étranges ? D’où viennent-ils ?

Et les versions différentes, étranges, sordides aussi bien les unes que les autres, courent à perdre haleine, de bouche en bouche, d’oreille en oreille ; elles s’en vont nues, habillées, maquillées, coiffées, déguisées, fardées, travesties, déformées, rapiécées…

Et aux habitants de la Haute Casbah d’affirmer sans vergogne et le verbe ourlé de certitudes :

« Ah, bandes d’incrédules qui passez votre temps à somnoler sur les seuils de vos demeures qui n’en peuvent plus du fardeau de vos lamentations, vous ne le savez donc pas ! Vous voilà devenus des ignorants qui errez dans les méandres d’une amnésie collective ! Les souvenirs ont-ils déserté votre mémoire qui se débat à l’orée de la folie ? Rappelez-vous ! Vos aïeux ont gravé leur histoire sur les écrans blancs de vos mémoires en errance. Allez ! Allez, bandes de morts-vivants ! Remuez la boue de l’oubli ! Souvenez-vous, ces êtres à l’allure étrange sont des envahisseurs qui ont atterri sur la mer dans une soucoupe volante qu’un violent tsunami a détruit, il y a de cela une éternité ! Ah, âmes perdues, à l’heure où je vous parle, vos ancêtres doivent se retourner dans leurs tombes. Ne se sont-ils pas sacrifié, corps et âme, pour défendre cette ville assiégée par ces créatures à la tête grosse comme un melon, aux yeux rouges et aux cheveux verts et blancs ? Depuis la bataille de la rue Akbet Echaytan (1), ces êtres d’un autre monde ont été emprisonnés par les gardiens des lieux dans les souterrains du hammam El Melah (2) où ils passent leur temps à laver leurs âmes des souillures d’un passé qui s’est laissé déborder par la démesure de leurs actions expansionnistes. Mais lorsque la nostalgie de leur univers natal les prend aux tripes, ils forcent les portes de leur geôle et déambulent, en plein jour, dans un état second, dans les ruelles de la vieille ville. Et alors, gare à ceux et à celles qui se trouvent sur leur chemin. Il paraît qu’ils les enterrent vivants-e-s ».

A leur tour, les occupant-e-s de la Basse Casbah mettent en branle leur machine à fabriquer des mythes :

« Mais non ! Mais non ! Vous êtes devenu-e-s fous ou quoi ? Mais non ! Ces êtres sont les…

 

A suivre…

 

Nadia Agsous

© 2016 par Nadia Agsous. Tous droits réservés.

 

(1) Montée du diable

(2) Bain de l’eau salée

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Rédactrice


Journaliste, chroniqueuse littéraire dans la presse écrite et la presse numérique. Elle a publié avec Hamsi Boubekeur Réminiscences, Éditions La Marsa, 2012, 100 p. Auteure de "Des Hommes et leurs Mondes", entretiens avec Smaïn Laacher, sociologue, Editions Dalimen, octobre 2014, 200 p.

"L'ombre d'un doute" , Editions Frantz Fanon, Algérie, Décembre 2020.