Un homme au singulier, Christopher Isherwood
Un homme au singulier (A single man). Traduction de l'anglais Léo Dilé. Avril 2014. 175 p. 8,20 €
Ecrivain(s): Christopher Isherwood Edition: Grasset
Dire à chaque opus d’Isherwood qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre va finir par paraître conventionnel. Et pourtant que dire d’autre en tout premier sur ce bijou de roman qu’est « un homme au singulier » ? Un condensé de vie, de douleur, de solitude et d’apaisement nous attend dans ce petit livre.
Une journée, une, dans la vie au crépuscule de George. Il est seul, envahi par le souvenir omniprésent de Jim, mort il y a peu et qui l’a laissé derrière, désemparé. La vie continue certes mais quelle vie ? Ecornée, étrangère à soi, orpheline. On ne se fait pas à la mort de l ‘autre, on vit autour d’une béance, d’un trou infini.
« Et c’est ici, presque tous les matins, que George, arrivé au pied de l’escalier, a cette sensation de se trouver soudain au bord d’une corniche à pic, brutalement creusée, aux arêtes vives – comme si la route avait été emportée par un glissement de terrain. C’est ici qu’il s’arrête pile et sait, avec une acuité à donner la nausée, presque comme pour la première fois : Jim est mort. Est mort. »
L’art délicat et profond d’Isherwood est de nous laisser glisser dans le sillage de cette solitude, avec la force des choses, de l’habitude, du quotidien. George enseigne à ses étudiants, la littérature qu’il adore. Il se demande quel en est le destin de cette transmission qui fait le cœur d’une vie. Il se demande de façon plus générale quel est le sens de sa vie dans un monde sans Jim, dans un monde qu’il ne comprend plus, pas même son voisinage.
« C’est ainsi que l’une après l’autre, les villas qui naguère puaient le gin et retentissaient des poèmes de Hart Crane sont tombées aux mains d’une armée d’occupation : les téléspectateurs buveurs de coca. »
Hébétude devant l’âge mais Isherwood nous pose la question même de la condition humaine. Est-ce l’âge qui génère l’ennui, la solitude, la tristesse, le renoncement ? Dans le regard de ses collègues George voit plus que le reflet de lui-même, le reflet des hommes.
« Mon Dieu, quelle tristesse de voir, sur un bon nombre de ces visages – des visages jeunes en particulier -, une expression renfrognée, vaincue ! Pourquoi ont-ils pareille opinion de leur existence ? »
Au corps la tâche de marquer les repères du temps. De tracer, jour après jour, la marche inéluctable vers l’abandon final. Cette journée de George est la métaphore d’une vie, pas de la sienne, de la nôtre (« ah ! Imbécile qui croit que je ne suis pas toi ! » disait Victor Hugo) . Et le corps est la carte d’une géographie de la mort.
« Le cou ramolli, décharné quoi que George fasse, quel que soit l’éclairage, lui paraîtrait affreux même s’il était à moitié aveugle. Il a renoncé tout à fait à son cou, comme on abandonne une position stratégique intenable. »
Chant d’automne tendre et douloureux, « Un homme au singulier » sonne comme un tocsin. Jusqu’à la dernière phrase, terrible.
Christopher Isherwood est un immense écrivain. Définitivement.
Leon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
- Vu : 4331