Un gâchis, Emmanuel Darley
Un gâchis, 96 pages, 10,14 €
Ecrivain(s): Emmanuel Darley Edition: Verdier
« L’homme-enfant »
Emmanuel Darley écrira quatre romans. Un gâchis est le deuxième et constitue comme un diptyque avec son premier texte, Des petits garçons (1993) édité chez P.O.L. Diptyque de la voix intérieure, de l’enfermement. Ses deux derniers textes eux seront ouverture sur le monde, sur l’humanité en guerre et en exil.
Le mot « gâchis » résonne ici comme une sorte de commentaire sur le roman à lire. Parmi ses sens, il faut retenir celui d’histoire embrouillée. Le court roman d’Emmanuel Darley se donne en effet comme un jeu entre l’auteur et son lecteur. La lecture avance comme le personnage qui parle. Ce narrateur est moins d’ailleurs un personnage qu’une voix. Il a oublié son prénom (p.10) ; il n’a pas d’âge. Il évolue dans une campagne abstraite même si quelques toponymies nous ramènent dans le département de l’Aube. Un monde de paysans pauvres sans réels repères chronologiques. Il ne fait que dire mais dans une sorte de silence, celui d’un monologue intérieur ou d’un soliloque de fou. En outre, la famille, autour du père André, les frères, la mère, sont tous des taiseux (p.9).
C’était une famille silencieuse, chacun dans son coin, à ne rien dire.
Cet être nous parle dans le silence de notre lecture. Nous allons le suivre dans sa marche à travers le paysage, de village en village, « Il va de l’avant » parce qu’il est parti un jour, de la maison, portant le costume du père avec quelque argent dans les poches, toujours vers l’ouest, vers l’océan. Rimbaud désespérant. D’ailleurs dans toute la famille les gens s’en vont, les uns après les autres.
Mais il parle aussi à ceux qui vont au fil du récit apparaître comme une sourde menace. Regards inquisiteurs portés sur le narrateur. Ils entrent dans la matière du texte brusquement, presque par effraction comme si l’univers mental de celui qui arpente les chemins se fracassait alors. Ils sont VOUS. Ils sont le texte dont les clefs sont à trouver. La voix les cite p.20 sur un mode proche de la confession en un fragment octosyllabique :
Je vous dirai ce que je sais
Pure énigme d’abord puis au fil des pages, leurs réapparitions les dévoilent à travers des détails qui permettront à la fin de les identifier : des gendarmes qui arrêteront un assassin. Ainsi pp.70-71-81 :
Puis, peu à peu, vous étiez plus présents, je vous croisais sans cesse, sur chaque route, sur chaque place, vous attendiez, dans votre voiture bleue, vous ne disiez rien mais je savais ce qui vous venait à l’esprit, ce qui faisait votre présence.
Parfois dans notre course, vous apparaissiez au bout d’un sentier, sans forcer, comme semblant dire Patience, patience…
C’était une camionnette bleue avec sur le toit une lumière de la même couleur qui tourne qui tourne et dans l’obscurité du soir vous descendez et venez vers moi, vous êtes tous les deux, vos cheveux sont lustrés, peut-être est-ce la sueur, vous venez vers moi tranquillement, doucement, et je reste interdit.
Alors le monologue intérieur, le soliloque se transforment-ils, à rebours, en interrogatoire de police.
Qu’avez-vous fait ? et montrez-nous vos mains, dites-vous, je ne sais pas, je ne sais plus…
Le simple d’esprit, le bouc émissaire des gamins, celui qui vit dans le corps d’un homme (il dit qu’il se rase) garde un esprit d’enfant. Il ne s’aime pas et cherche l’amour. Le seul être qui va l’accompagner dans cette « cavale » existentielle, c’est justement une enfant trouvée sur un talus, un « matin à la sortie d’un virage ». Elle a deux ou trois ans et elle aussi est seule, abandonnée. Elle n’a pas de nom, elle parle à peine. Enfant voleur d’enfant. Ils font la route ensemble, ils vont survivre dans une cabane. Il devient son père, sa mère, son grand frère, et celle dont il veut la tendresse, dont il désire le corps tout entier (p.59). Sa chère enfant. Vient enfin l’aveu de l’assassinat de la petite, étranglée dans son sommeil et ensuite mise en terre (p.78). Au bout de la route, réminiscences et images de la mère, enfin retrouvée, en train de fuir, un fromage à la main. Tout échappe à la raison, à l’ordre social et littéraire.
Au fond, Un gâchis n’est-il pas un texte lui aussi comme celui qui parle, à la marge du roman/récit et de la pure parole théâtrale ? En 2003 d’ailleurs, Emmanuel Darley l’adaptait pour la scène dans le cadre du festival Octobre des écritures contemporaines
Marie Du Crest
Chez le même éditeur : Un des malheurs, 2003
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