Un étranger en Olondre, Sofia Samatar (par Didier Smal)
Un étranger en Olondre, Sofia Samatar, J’Ai Lu, septembre 2023, trad. américain, Patrick Dechesne, 512 p. 8,90 €
« Doutez de la page et préservez ce doute, car un livre est une forteresse, un lieu empli de pleurs, la clé d’un désert, une rivière dépourvue de pont, un jardin de ronces ». Ainsi, par une phrase reflétant l’écriture poétique côtoyée cinq cents pages durant, s’ouvre le « Livre sixième » d’un magnifique roman sur le pouvoir des mots, écrits ou lus, mais aussi dits : Un étranger en Olondre. Plus loin dans le même chapitre, bref et intense, situé quelque quarante pages avant la fin de roman, l’autrice semble avertir le lecteur de l’accès de mélancolie qui le saisira après avoir tourné la dernière page : « Le silence. La fin de toute poésie, de toute romance. Plus tôt, effrayé, vous commenciez déjà à sentir comme une suggestion de ce silence : tant de pages ont été tournées, le livre était si lourd d’un côté, si léger de l’autre, se réduisant alors que la fin approche. Néanmoins, vous vous consolez bien vite. Vous n’êtes pas encore à la fin de l’histoire, à cette terrible page blanche comme un volet fermé. Il y a encore quelques pages sous votre pouce, qui restent à explorer et à chérir. Oh, est-il possible de lire plus lentement ? Non. La fin approche, inexorable, à la même vitesse mesurée. La dernière page, le dernier de ces mots précieux. Et là : la fin du livre. La couverture épaisse qui, une fois refermée, ne vous offre que du cuir gaufré de vieilles roses et d’écus.
Et là, le silence advient, pareil à l’absence de son à la fin du monde. Vous levez les yeux. Vous êtes dans une chambre, dans une vieille maison. Ou peut-être sur une chaise, dans le jardin ou même sur une place ; peut-être étiez-vous en train de lire dehors et, soudainement, vous prenez conscience des chariots dans la rue. La vie reprend ses droits, les ombres des feuilles vous surprennent. Quelqu’un vient vous demander ce que vous voulez manger au dîner, deux jeunes garçons passent devant vous en courant et en criant, ou peut-être n’est-ce que le vent qui soulève un rideau, la blancheur qui se déverse dans la pièce et les papiers qui bruissent sur le bureau. C’est le son du monde. Mais pour toi, lecteur, ce n’est qu’un silence, vide et désolé. C’est la même douleur que celle qui survient quand un ange nous abandonne : le silence, dans toutes les directions, irrévocable ».
Des pages et des pages lues sur la lecture, de celles trouvées dans Madame Bovary ou chez Proust, à celles insistant sur son pouvoir de Fahrenheit 451 ou Un cantique pour Leibowitz, et voilà qu’une autrice américaine, au détour d’un sublime roman, parvient à dire quelques mots autres sur cette passion pour le livre. Il est vrai que ce roman est aussi, voire avant tout, un roman sur les histoires, celles que l’on raconte, que l’on partage, inventées au fil des pages, mais aussi celles qui sont des vies racontées, avec au cœur de l’intrigue le désir qu’a Jissavet de Kiem que Jevick de Tyom lui écrive un « vallon », c’est-à-dire un livre la racontant, pour lui permettre d’être enfin en paix – et d’ensuite le hanter par passion plutôt que par crainte.
De la phrase précédente, l’on peut déduire qu’Un étranger en Olondre appartient à un genre spécifique, la fantasy, et cette appartenance, bien qu’elle lui ait valu d’être couronné par le World Fantasy Award et le British Fantasy Award, et d’être cité parmi les cent meilleurs du genre selon The Time, est regrettable car elle risque d’éloigner de ses pages ceux qui ont oublié que Le Rivage des Syrtes, Sur les falaises de marbre ou Le Désert des Tartares, relèvent eux aussi de l’imaginaire le plus puissant qui soit, celui qui refuse de se plier au réel « vrai » au nom d’une grande histoire à raconter. Et à raconter avec style, avec un amour forcené de la langue, du mot précis, de la formulation tendant à la poésie, le tout fruit d’un travail de longue haleine puisque, comme l’écrit l’autrice en ouverture des remerciements : « Il m’a fallu deux ans pour écrire ce livre et plus d’une décennie pour le réviser ». Pour peu, on pense aux mots de Tialon, personnage féminin hiératique, quasi marmoréen : « Une fois que vous avez bâti quelque chose, quelque chose qui vous demande toute votre volonté et votre passion, cette chose devient plus précieuse à vos yeux que votre propre bonheur ».
Évoquer Tialon, « qui avait l’oreille musicale » et pouvait donc prononcer le prénom de Jevick sans nul accent, c’est évoquer, au cœur d’Un étranger en Olondre, la problématique de la langue, de la possibilité de transposer des ressentis d’une langue à l’autre, voire de l’obligation de créer des mots, des lettres pour traduire ou tout simplement écrire. Cette réflexion, subtile, amenée avec délicatesse et humanité par Samatar, traverse tout le roman. En effet, il s’ouvre ou presque sur l’arrivée de Lunre, qui ne parle que l’olondrien, à Tyom, où se parle le kideti, et se conclut sur l’invention par Jevick, due à la promesse faite à Jissavet de lui écrire un « vallon », d’une première littérature écrite en kideti… retranscrit avec l’alphabet orlondrien. On imagine volontiers la passion dont a été un jour saisie Samatar pour cette question cruciale : comment passe-t-on d’une langue à l’autre, et, incidemment, d’une culture orale à une culture écrite ? avec quel coût, quel gain et quelle perte ? et pour les locuteurs, qu’est-ce que cela implique quant à leur Histoire, leurs histoires, leurs mythes, leurs contes, leurs légendes ?
Ces mythes, contes et légendes parcourent aussi Un étranger en Olondre, roman où chaque personnage croisé ou presque semble avoir un poème à chanter, une histoire à raconter, avec des formes et intensités diverses. De toutes ces histoires croisées, inventées par une autrice désireuse d’ajouter sa pierre à l’édifice des histoires immémoriales et immortelles, on retient en particulier la très belle Histoire de l’ange Mirhavli, proposée par Samatar en sobres quatrains que l’on imagine volontiers plutôt chantés que récités par « un vieil homme tenant un limike sur ses genoux », lorsque sa « voix se mêla au son des cordes », eux dont le premier annonce la tonalité à la fois tourmentée et posée :
« Ô ma maison, hommes de ma maison,
Femmes de ma maisonnée,
Écoutez donc ma bonne histoire
Car elle ne vous causera nulle peine ».
Quelques pages auparavant, c’est Miros, compagnon de voyage de Jevick, qui récite le « poème de Talmundein : Weil, weil tovo manyi falaren, falaren Feilinhu ». Ailleurs, c’est une bibliothèque succincte évoquée par ses titres : « Le Marchand de Veim, Poèmes écrits le long d’un canal, Secrets des mandragores contenant une appréciation des bénéfices qui découlent de leur usage… ». Et partout, sur toutes les routes, en tous lieux où il séjourne, Jevick est accompagnée d’un classique de la littérature olondrienne, « Le Roman de la vallée », dont il acquiert une copie dans une librairie à Bain, la capitale de l’Olondre, une « merveille ». Sachant à quel point Samatar a veillé à varier les tonalités des poèmes (le chant des prêtresses n’est pas celui des mariniers, et les deux sont pourtant d’une belle élévation, et d’autres parsèment le roman), on soupçonne qu’elle a, au fil de ses dix années à réviser Un étranger en Olondre, écrit ne fût-ce que quelques pages de ce « Roman de la vallée », afin de pénétrer au mieux l’esprit de qui l’a lu.
Un étranger en Olondre est aussi un roman qui, par la bande, avec discrétion, sans que le lecteur s’aperçoive du glissement, évoque aussi une guerre civile en Olondre, bruit de fond à peine entendu par Jevick ; de même, résonne au loin la question de la liberté du culte et du danger de la foi en des mots littéralement gravés dans la pierre. De même encore, il y est question du sentiment amoureux, de sa puissance – liée aux mots, qui peut-être le font naître : Jevick ressort changé de l’écriture du « vallon » pour Jissavet, cet « ange » qui a fait de lui un « avneanyi », un saint ou un fou, où les deux à la fois, lui qui retrouve Tyom avec un pouvoir nouveau en kideti : l’écriture, et le transmet.
Livre à l’écriture éminemment poétique, histoire d’amour des mots et par les mots, Un étranger en Olondre échappe en fait à toute classification ; il y est certes un peu question de magie, ou plus exactement d’herbes utilisées avec une certaine science, dans un univers éloigné de notre réalité par ses croyances, ses classes sociales, ses langues et sa géographie, mais au fond, ce roman parle de ce qui nous travaille tous : raconter, être raconté, dire, être dit, choisir et trouver les mots pour tenter d’exister et de faire exister, à l’image de ce très beau vers : « L’automne vient dans un murmure sentant la pierre ». Un étranger en Olondre possède, pour reprendre l’un des mots créés par Samatar, du « jut ». En français, approximativement, cela signifie qu’il a une âme. Qui peut hanter longuement, comme Jissavet hante Jevick, avec le même et puissamment paisible résultat final.
Didier Smal
Sofia Samatar est une autrice américano-somalienne née en 1971. Un étranger en Olondre est son premier roman.
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