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Un ennemi du peuple, Henrik Ibsen (par Mona)

Ecrit par Mona le 22.08.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Un ennemi du peuple, Henrik Ibsen (par Mona)

 

Ibsen, un ennemi du peuple politiquement incorrect

Dans une petite ville qui tire tous ses revenus d’une station thermale, le frère du préfet, un médecin humaniste et bien intentionné, découvre que les eaux sont empoisonnées et se lance dans un violent combat pour la vérité. Les notables menacés se liguent pour le faire taire et manipuler l’opinion publique, mais lors d’un grand rassemblement de citoyens le docteur tente de rallier le peuple à sa cause. Sa harangue à la foule représente un tournant dans la pièce : le docteur devait faire une démonstration concrète sur le problème des canalisations infectées mais son esprit se brouille. Il se lance alors dans de « grandes révélations » (« je veux vous communiquer une découverte d’une tout autre portée que les broutilles comme l’empoisonnement de nos canalisations ») et professe des considérations enflammées sur la bêtise crasse des masses.

Les dangers de la « majorité compacte »

Sa violente diatribe s’en prend d’abord à « la bêtise incommensurable des autorités », comme son frère, haut fonctionnaire, « lent d’esprit et coriace de préjugés ». Puis il affirme que « ces vieillards sortis d’un monde mental mourant » sont moins dangereux que les petits-bourgeois libéraux, petits propriétaires, des faux libéraux qui se croient libres (« les plus dangereux ennemis de la vérité et de la liberté parmi nous, c’est la majorité compacte, libérale »).

Enfin, il invective le peuple tout entier (« la masse, la majorité, cette majorité compacte du diable… c’est elle, dis-je, qui empoisonne les sources de notre vie spirituelle et empeste le sol sous nos pieds »). Sa rhétorique anti-populiste se trouve perturbée à plusieurs reprises par les éructations cocasses d’un ivrogne (« j’ai aussi qualité pour donner mon opinion ! Et je suis d’opinion totale… incompréhensible, que… ») donnant du crédit à sa remarque : « Mais par le diable, il serait injuste que les imbéciles règnent sur les intelligents… que les hommes du commun, ces ignorants et incultes de la société, ont le même droit de juger et d’approuver, de gouverner et de décider, que les personnalités distinguées… ». En se moquant de l’égalité entre le jugement des hommes communs et des esprits fins, c’est sans doute la voix d’Ibsen qui emprunte à Platon son idée de gouvernement des Sages et émet à travers le docteur, « l’homme le plus intelligent de la ville », quelques réserves sur le système démocratique. Quand le docteur ruiné, mis au ban de la société, s’exclame : « la populace et la masse osent s’en prendre à moi comme si elles étaient mes égales… », on entend l’hybris mais aussi la souffrance d’une âme libre au sein d’une société étriquée (« une âme libre dans un étau »). Ibsen ne s’est pas caché de son identification avec le docteur : « le Dr Stockmann et moi-même avons fait très bon ménage ; sur beaucoup de points nous sommes pleinement d’accord… ».

L’auteur martèle les mots « opinion publique », « masse compacte », « opinion générale », tout au long d’une pièce qui peut se lire comme la douloureuse confrontation entre la « noblesse spirituelle » et la sottise de la « majorité compacte ». L’opinion apparaît malléable, peu fiable, le contraire d’une pensée, l’apanage de ceux qui errent en affirmant que la ville est saine, opinion commune contre vérité scientifique détenue par le docteur seul contre tous. Les derniers mots de la pièce, « l’homme le plus fort au monde, c’est celui qui est le plus seul », tournent en dérision le lieu commun qui affirme au contraire que l’union fait la force. Eloge d’une pensée qui s’affranchit librement des injonctions du troupeau, critique d’une pensée unique. Le courage du docteur à se distinguer de la majorité compacte signe un esprit supérieur. Fin ironique cependant : condamné à la ruine et au bannissement, le docteur se croit fort dans un moment d’extrême faiblesse. Titre ironique aussi : c’est la meute des honnêtes gens, la foule qui hurle « Ennemi du peuple ! Ennemi du peuple ! Ennemi du peuple ! », celle qui brise les vitres de l’homme éclairé qui nomme la pièce. Mais la majorité a toujours tort.

 

Ibsen, coupable d’élitisme ?

Point de hiérarchie sociale dans la « noblesse spirituelle ». Ces « hommes du commun » qui ne pensent pas plus loin que le bout de leur nez appartiennent autant à l’élite sociale qu’à la plèbe : « ce type de commun dont je parle ne se trouve pas seulement dans les profondeurs du peuple, il grouille et fourmille… jusqu’aux sommets de la société. Vous n’avez qu’à regarder votre joli bailli bien comme il faut ! Mon frère est tout aussi bien un homme du commun que quiconque… ». Le lecteur rit autant de la bêtise d’une élite méprisante représentée par le préfet (« le fardeau que représente la pauvreté pour les classes possédantes a diminué dans une mesure réjouissante ») que de l’ivrogne grossier. Le docteur éclairé ne renie pas son ancêtre plébéien, un « vieux pirate affreux de Poméranie », et la présence discrète d’un personnage secondaire généreux associé à la joie de vivre et à l’amour de la liberté prend une valeur significative. Le capitaine Horster, un simple bougre, bourlingueur des mers et familier du nouveau monde (allusion au monde nouveau qu’Ibsen appelle de tous ses vœux), appartient à un horizon sans bornes et se détache visiblement de l’opinion générale. Soutien infaillible du médecin et conscient des dangers de l’opinion commune, il offre une réponse sceptique à un citoyen qui compare la société à un bateau où tout le monde doit être à la barre : « il peut se faire que ça aille sur la terre ferme. Mais à bord, cela ferait un beau chantier ! ».

Si l’esprit « populacier » se rencontre dans toutes les couches de la société, les classes populaires souffrent de conditions sociales indignes qui les privent d’accès à la « noblesse spirituelle » : « l’abêtissement, la pauvreté, la laideur des conditions de vie… dans une pareille maison, les gens perdent en deux ou trois ans la faculté de penser… ». Conscience sociale chez Ibsen mais pensée complexe non dénuée d’équivoque : le rédacteur du Messager du peuple peut s’exclamer dans un parallélisme amusant : « Le docteur est devenu aristocrate !… Le docteur est devenu révolutionnaire ! ».

 

La satire de l’idéal rongeur

Ibsen fait de son personnage principal un être ambigu doué de belles qualités et de détestables défauts. D’abord, c’est un moraliste acharné à la propension ridicule aux grands sermons : « Je vais les sermonner à temps et à contretemps ; comme il est écrit quelque part », à l’instar de Paul recommandant à Timothée : « Proclame la Parole, à temps et à contretemps » (II Tim. 4,2). Assoiffé de pureté (« c’est la société tout entière qu’il faut purifier, désinfecter… ») et doté d’un égo démesuré, le docteur perd la raison : « tous ceux qui vivent dans le mensonge doivent être exterminés… que tout le pays soit détruit, que tout ce peuple soit exterminé ! »). L’appel de sa femme à plus de modération (« Toute chose avec mesure, Tomas ! ») reste lettre morte. Dénué de sens pratique, sa grande erreur consiste à négliger le réel pour les « perspectives infinies ». L’épisode comique du pantalon déchiré que sa femme pourra toujours repriser (« On ne devrait jamais porter son meilleur pantalon quand on se bat pour la liberté et la vérité. Bon, je ne me soucie guère de mon pantalon, tu comprends… »), fait la satire de son mépris du réel. Plus grave encore : rongé par l’idéal, il n’hésite pas à sacrifier son bonheur domestique à l’idéologie du devoir envers l’humanité entière comme le lui reproche son épouse aimante et courageuse (« mais envers ta famille, Tomas ? Envers nous autres ici ? Tu trouves que c’est faire ton devoir envers ceux dont tu as la charge ?… Eh bien, par ma foi, tu n’as pas l’air de penser beaucoup à ta femme et à tes enfants… »). Ainsi son enflure verbale, son aveuglement naïf (« Oui, c’est ça. Je sais bien que tu es l’homme le plus intelligent de la ville, mais tu es tellement facile à tromper »), son mépris du hic et nunc constituent une satire puissante de l’idéalisme : l’idéal tue le bonheur, thème cher à Ibsen.

La vérité sort de la bouche des deux magnifiques femmes de la pièce, soutiens inconditionnels du mari et du père : la tendre épouse ancrée dans le réel (« une femmelette, qui peut être un homme ») et la fille idéaliste, institutrice qui croit à l’éducation émancipatrice. Dès le début de la pièce, sa femme lucide le met en garde contre sa croyance naïve au soutien populaire (« j’ai la majorité compacte derrière moi, vois-tu ») et, sans illusions, elle l’avertit : « Oui, c’est précisément cela, le malheur : que tu aies quelque chose d’aussi affreux derrière toi ». Ibsen met en scène des femmes irréprochables et l’on salue un auteur si peu misogyne dans un siècle où la femme ne pouvait rien.

 

Un individualisme forcené

L’individu a toujours raison contre la masse mais point de salut pour un esprit libre cloué au pilori par la majorité compacte (« tu as un penchant inné à suivre tes propres voies… Et dans une société bien ordonnée, c’est pour ainsi dire inadmissible »). Point de salut dans le collectif : « la minorité a toujours raison… Un parti, c’est comme un hachoir à viande : cela moud toutes les têtes pour en faire une bouillie ». Ni dans l’idéal chrétien : « Je ne suis pas aussi doux qu’une certaine personne, je ne dis pas : je vous pardonne car vous ne savez pas ce que vous faites ».

Alors quelle arme pour se défendre contre une foule compacte qui ne pardonne pas au tempérament rebelle qui se distingue par l’esprit ? Seule issue pour le docteur : prendre sa plume (« Mais à présent, je vais aiguiser ma plume contre eux, elle deviendra comme un poinçon. Je vais la tremper dans le vinaigre et le fiel »). L’écriture, la vraie, pas celle des « scribouillards de journalistes » (« nous les scribouillards de journalistes ne valons pas grand-chose ») ni des démagogues « plumitifs de tendance populaire ». Se méfier de ceux qui prétendent libérer l’homme en jetant l’opprobre sur la culture : « cette fausse doctrine qui dit que c’est la masse et la foule, la majorité compacte qui détient la morale… et que les vices, la dépravation suinteraient de la culture ». Résonnance bien actuelle.

 

Un sens aigu de l’équivoque

Un personnage central ami du peuple mais ennemi du populacier, superbe égotiste et grand altruiste. Un juste combat contre le mensonge mais une rage fanatique pour proclamer la vérité. Une satire de la démesure mais une modération petite-bourgeoise tournée en ridicule quand l’imprimeur se vante d’être « un homme discret qui aime une modération prudente et… une prudence modérée ». Un esprit fort mais une grande vulnérabilité. Une illustration comique des dangers de l’utopie qui prend une tournure tragique.

Une fin ambivalente aussi : le docteur oscille entre sens du réel retrouvé (« Le champ de bataille est ici… dès que mon pantalon sera raccommodé, je me rends en ville et je cherche une maison, il nous faut un toit pour l’hiver ») et grandiloquence indécrottable (« j’ose proférer un grand mot : maintenant, je suis l’un des hommes les plus forts du monde »). La pièce se termine sur le regard équivoque des deux femmes : le regard désabusé mais attendri de l’épouse (« Oh ! Tomas ! »), le regard admiratif et plus naïf de sa fille « confiante, lui prenant les mains : Père ! ».

 

Un ennemi du peuple fustige les imbéciles, et une des répliques de la femme du docteur au début de la pièce pourrait être le fin mot de la pièce : « Oui, c’est une dérision ».

 

Mona

 

Né en Norvège, Henrik Ibsen (1828-1906) est d’abord préparateur en pharmacie, avant de découvrir la poésie et le théâtre. Il voyage, étudie la scénographie, devient directeur artistique du Théâtre de Christiana (Oslo). Il quitte son pays en 1864 et habite successivement plusieurs grandes villes d’Europe. Cet exil volontaire relance sa créativité : ses pièces, et notamment Peer Gynt, lui offrent alors une notoriété internationale.

 

 

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A propos du rédacteur

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Mona Guyot (pseudonyme Mona) née à Paris, ancienne élève de l'Ecole du spectacle, ex-comédienne du théâtre Roland Pilain,

Liseuse à voix haute au sein de l'association des Mots Parleurs  (participation à des lectures poétiques en milieu associatif et Festivals : Mots Dits Mots Lus, Mots à croquer...) et enseignante.