Un détail mineur, Adania Shibli (par Yasmina Mahdi)
Un détail mineur, Adania Shibli, novembre 2020, trad. arabe, Stéphanie Dujols, 128 pages, 16 €
Edition: Actes Sud
De désert et de sang
Adania Shibli, née en 1974, diplômée en 2009 d’un PHD en Sciences de la communication de l’East London University, a publié, chez Actes Sud, Reflets sur un mur blanc (2004) et Nous sommes tous à égale distance de l’amour (2014). L’auteure palestinienne a reçu en 2002 et 2004 le prix du Roman de la Fondation Qattan.
Tout d’abord, dressons un bref historique : la Palestine, dont l’existence est attestée depuis le Vème siècle avant J.-C. par Hérodote, puis partagée le 29 novembre 1947 avec le nouvel état hébreu, comprend aujourd’hui l’État d’Israël, les territoires occupés, la bande de Gaza et parfois également une partie du royaume de Jordanie, le Liban du Sud et le plateau du Golan. Elle correspond au Canaan de l’Âge du bronze. Elle est consacrée terre « sainte » du Christianisme, du Judaïsme et de l’Islam.
Le texte d’Adania Shibli commence par le descriptif du paysage ardent, extrême, à « la lumière aveuglante », une fournaise solaire de ce pays. Le « désert du Néguev » est sillonné par les traces d’une faune variée, mais surtout, hélas, troué de déflagrations dues aux armes lourdes, de tranchées, de signes variés de la guerre. Le contexte d’Un détail mineur est dur : la soldatesque est missionnée pour « nettoyer » les indésirables. Quels que soient les époques, les pays, les politiques, les clans, les militaires obéissent de manière identique à des ordres impossibles à contester. Les soldats aux aguets se figent dans l’immutabilité des dunes et « de ces collines pelées ». Le chef du camp (une faction de surveillance) a programmé des opérations de commando pour « débusquer les Arabes subsistant dans la région et à capturer les infiltrés dissimulés parmi eux ». Ce n’est pas sans évoquer le roman de Driss Chraïbi, écrit en 1981, Une enquête au pays, où la police a « ordre [de] venir enquêter (…) dans ce sale bled grouillant [parmi des] culs-terreux [pour] prévoir où ces salauds de terroristes allaient attaquer, les neutraliser en un clin d’œil par la pensée et les armes ». Dans Un détail mineur, les habitants fuient l’arrivée des militaires, se volatilisant « dans les dunes aussitôt qu’ils entendaient le grondement de leur véhicule » ; chez Chraïbi, les « Aït Yafelman (…) vivent (…) comme des bêtes traquées [dont on] ne voit que des fuites, des talons soulevant la poussière ».
La terrible, éprouvante marche du soldat, sa résistance, ne sont pas sans remémorer le sens même de toute existence, du combat à mener pour se maintenir droit et à peu près valide. Le corps souffrant est passé au crible, pareil au Proche-Orient, parcelle du monde aux sols imbibés de chairs, qui s’ensanglante d’entrailles et de cadavres d’individus et de bêtes. Des cadavres justement, s’échappent des escouades d’insectes nécrophages, nécrophiles ; du sous-sol sablonneux émergent des espèces venimeuses, tel le Scorpion « mort à l’affût ».
Le roman débute par des gestes mineurs, ceux des fonctions corporelles de l’éveil, de la marche, de la digestion, du sommeil, sous les auspices de la maladie, de la peur, au sein d’une troupe composée d’hommes. La venue du régiment coïncide avec le désir et la volonté de « transformer [cette] région du Néguev (…) en une région prospère [en vue de] projets agricoles et industriels ». D’un côté, un officier israélien, paranoïaque, organise l’expédition, et de l’autre, sont réunis par hasard quelques pasteurs, bergers innocents qui seront fusillés sans sommation. Parmi eux, une jeune Bédouine, rescapée, se trouve là, indemne, « recroquevillée comme un scarabée dans ses vêtements noirs ». Ce « fait divers », révélé par le quotidien israélien Haaretz, en 2003, s’est produit durant les accords d’armistice israélo-arabes de 1949.
Les humeurs, la « salive », la « morve », les « larmes » féminines, le poison qui paralyse l’organisme de l’officier (sans nom), les secrétions écœurantes dégagées par la sueur et la saleté, le sperme et le pus, se mélangent aux pulsions les plus dégradantes durant le viol collectif de cette jeune Arabe. L’auteure se questionne sur ce qu’est une femme qui ne peut pas témoigner, sur le déchaînement des instincts répréhensibles, sur les actes inqualifiables, sur certaines exactions apparentées à des crimes de guerre. Le désert qui a inspiré tant de fantasmes, de croyances, se transforme en tombeau, en fosse commune.
La figure de la Bédouine hante les strates culturelles du monde sémite. Nomade liée à des traditions ancestrales, dotée de pouvoirs de guérisseuse, la Bédouine appartient à un mythe, celui d’un peuple vertueux, hospitalier, libre. Un chien abandonné, un oiseau noir, des fourmis géantes et quelques herbes sèches seront les seuls témoins du massacre des Bédouins et de la jeune Bédouine abusée, abattue puis enterrée, « le matin du 13 août 1949 ». Le gradé, maniaque, fiévreux, obnubilé par la propreté, se « frictionne » jour et nuit avec le peu d’eau à sa disposition, pour se désinfecter – sachant que l’eau est ici une denrée rare, voire un enjeu de conflit. Peut-être se lave-t-il les mains du sang originel de l’ancêtre commune, semblable à Ponce Pilate, qui, selon les évangiles synoptiques, « (…) voyant qu’il ne gagnait rien, mais que plutôt il s’élevait un tumulte, prit de l’eau et se lava les mains devant la foule, disant : Je suis innocent du sang de ce juste ; vous, vous y aviserez » ?
Dans la deuxième partie du livre, ce sont encore les aboiements d’un chien qui font lien avec la narration. Cette fois-ci, A. Shibli permute du « ils » au « je » d’une jeune femme, maniaque elle aussi de propreté, autant oppressée que l’officier, en proie à des crises de panique, parquée dans son domicile inconfortable et fouillée lors de ses déplacements dans Ramallah. L’écrivaine stipule, entre ironie et amertume : « j’espère que je ne dérange personne (…) si je dis que nous vivons sous occupation ». À la recherche des traces de cet événement, survenu vingt-cinq ans avant sa naissance, l’écrivaine-archiviste part dans le désert de poussière et de cendre. Elle va affronter un enfer tonitruant de sons de sirènes, de tirs, de circulation tonitruante, parfois de bombardements, se retrouver piégée, contrôlée, dans un monde hostile, perclus de frontières, où tout est explosif. Est-ce là une partie du constat de l’avenir de notre planète, avec l’espoir qu’en exhumant les exactions du passé, les soumettant à l’opinion, l’on parvienne à s’en affranchir pour reconstruire nos sociétés ensemble et sur des bases équitables ? C’est ce besoin que procure ce très beau texte, extraordinaire de vitalité, de résistivité. Déchiffrer l’origine d’un territoire, en l’occurrence les cartes israéliennes et palestiniennes, reste très difficile, demande des compétences ethnographiques et archéologiques. La romancière tente de franchir les obstacles de béton, les cloisons de séparation, les forteresses, pour retrouver les oasis et les vestiges d’une civilisation oubliée, dans un temps altéré, filtré par les informations officielles. Sa trajectoire est ainsi minutée comme une quête, ponctuée de rencontres comme dans un road-movie.
Dans l’erg dénudé, lors d’une errance irrépressible, une femme moderne parle d’une autre femme, une nomade archétypale. Adania Shibli fusionne avec la victime, la Bédouine au sexe meurtri, et cette transsubstantiation, ce remplacement poignant, les métamorphosent toutes deux en « mouches fébriles », invisibles dans une étendue austère. Shibli lance son écriture comme un lasso, attrapant au vol ses personnages, pour ensuite les laisser s’échapper jusqu’à l’effacement. Ils surgissent, hagards, incongrus, comme dans Le Procès de Kafka, voués à errer ou condamnés à mort, recouverts de sable, engloutis dans la matière brûlante.
Yasmina Mahdi
- Vu : 2191