Un critique littéraire singulier à l'aurore du XXème siècle : Alfred Jarry (3/3)
Cependant, il faut également remarquer que Jarry déforme de nombreux passages des textes chroniqués, par l’hyperbole notamment (42), en remplaçant un rapport de succession par un rapport de cause à effet (43), en modifiant certains noms propres (44) ou termes étrangers (45), en opérant un montage de plusieurs passages distincts qu’il synthétise en une seule formulation (46), ou en allant jusqu’à forcer le sens de tel passage jusqu’au contre-sens (47). Tout cela est-il le fruit de souvenirs de lectures quelque peu distanciés (et l’on sait comme Jarry avait une immense mémoire) ? Cela ne semble pas possible car Jarry, sauf exception, rendait compte des livres qu’il lisait juste après les avoir lus. De plus, il s’y reporte très précisément, pour y puiser, à la virgule près, ses citations (directes ou indirectes), lesquelles sont le plus souvent voisines dans le cours du texte chroniqué. Et même quand Jarry ne déforme pas le propos du livre, il transforme un détail en totalité, ce qui est une autre forme de déformation : il rend compte de certains aspects seulement d’un ouvrage mais sans jamais le spécifier comme si au travers de ces aspects l’on pouvait saisir la totalité de l’ouvrage, développant ainsi la synecdoque comme si elle se confondait avec la synthèse (48) (et c’est du reste l’un de ses grands principes esthétiques). Jarry ne conserve du texte source que des éléments à ce point réduits qu’ils ne font à la limite plus écho aux propos de l’auteur.
Bien évidemment, ces éléments retenus semblent organiser l’effacement de la posture du critique, puisque les comptes rendus s’apparentent le plus souvent, comme nous l’avons dit, à de savants et insoupçonnables montages de citations indirectes, les guillemets étant détournés avec constance, lorsqu’ils sont utilisés, de leur emploi courant (49). Mais, ce faisant, il s’agit toujours, en définitive, à travers les déformations opérées, de faire poindre la singularité d’un regard : celui de Jarry.
Une phrase d’André Breton dans Les Pas perdus a brillé comme un appel, au commencement de ce travail de thèse : « En rendant compte, dans La Revue blanche, de livres tels que : Les Jugements du président Magnault, réunis et commentés, L’Arbre gnostique, Supériorité des animaux sur l’homme, Grammaire française, […] Le Golf en Angleterre et les Golf-Clubs en France, La Natalité en France en 1900, Code-Manuel du pêcheur et Code-Manuel du chasseur, je crois reconnaître les Méthodes qu[e Jarry] s’appliquait » (50). Quelles étaient ces méthodes ? L’auteur du Surmâle, même s’il cherche à s’effacer entièrement en tant que critique derrière le propos de l’auteur chroniqué, se place dans la mouvance de l’impressionnisme critique, proclamant de ce fait qu’il ne saurait y avoir de lecture que sa propre lecture. En outre, tous les ouvrages dont il rend compte, quand ils ne correspondent pas, d’une façon ou d’une autre, aux contours du Mercure de France (51), et ainsi à la communauté littéraire à laquelle il appartient, répondent à ses intérêts et à ses goûts tels que ceux-ci se lisent dans son œuvre complète ainsi que dans sa correspondance. En ce sens, la critique permet le déploiement de son goût personnel, véritablement protéiforme. Pour Jarry, l’acte critique est ainsi un acte de proclamation de Soi, modulé suivant la perpétuation de l’apologie du Même. Cette perpétuation est sensible notamment au travers du recours fécond à des figures voulues gémellaires comme Valéry ou Péladan, au travers d’un dialogue souterrain tissé, jusque dans la sphère du compte rendu, avec Gourmont, Rachilde, Quillard…, ou au travers de l’articulation d’un discours critique sur l’illustration, Jarry faisant là écho à sa propre passion pour l’image (52). Ce faisant, l’auteur du Surmâle considère, bien avant Georges Bataille, que « [l]a détermination du moi est la négation de ce qui ne l’est pas. La position du moi définit le non-moi comme le négatif, comme le pur néant ». « J’appelle néant », ajoute Bataille, « ce qui […] est perçu comme n’étant plus moi, comme cessant d’être moi » (53). Et Jarry ne cesse de vouloir combattre ce néant. Et c’est l’apologie du libre-arbitre qu’il déploie au travers de l’apologie de Soi, Jarry s’opposant en cela (et je cite là Bertrand Marchal) aux « progrès des sciences nouvelles […] qui inventent l’inconscient et révèlent les déterminismes multiples qui gouvernent les conduites humaines », ruinant « le primat du libre arbitre » (54). Toutes ses œuvres prôneront du reste l’invention d’un Surmâle, dans la lignée de Nemo, personnage de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, véritable promoteur selon Jean Chesneaux de « l’individualisme libertaire » (55).
Si Jarry était aussi attentif à Verne, au point d’en faire l’un des auteurs pairs de la bibliothèque de Faustroll, c’était sans aucun doute en partie du fait de son goût prononcé pour les récits de voyages. Et les comptes rendus parus à La Revue blanche témoignent de ce goût. Rendant compte dans une plus large mesure d’ouvrages ayant trait à l’Afrique et plus encore à l’Orient, Jarry est attentif à un ailleurs qui est aussi un ailleurs du temps : être en Orient mais aussi en Afrique, c’est, mû par un désir d’exotisme et par la recherche de racines communes de générations d’Européens, communiquer directement avec le passé de sa propre histoire occidentale, et donc avec son passé. L’ailleurs à cette époque n’est ainsi pas seulement un moment de l’étrangeté : c’est aussi un moment du passé que l’on peut vivre comme présent. Or, Jarry nie cette dimension : pour lui, les récits de voyages nous apprennent que ce qui existe ailleurs et ce qui a existé avant est semblable à ce qui existe ici et maintenant (56).
Au travers de l’ensemble des textes critiques de Jarry, mais également dans toute son œuvre, sur toute son étendue chronologique, affleure ainsi l’idée comme quoi il ne saurait exister de progrès. D’où naît cette troublante récurrence dans l’abolition de l’idée même de progrès (57) ? Même si ce rejet n’est pas dénué chez l’auteur de Faustroll d’ambiguïté, au travers du recours qui est fait aux théories d’Haeckel (58), c’est ici façon qu’a Jarry de proclamer qu’il ne saurait exister non plus de progrès individuel, et ainsi d’affirmer, fortement mais de sous-jacente manière, la continuité de son œuvre. En conséquence, il ne saurait en définitive y avoir de premier ou de second Jarry. Une seule ipséité d’auteur se déploie au fil du temps, dans ses frémissements, ses évolutions dus évidemment au tempo de la chronologie ainsi qu’à la multiplicité des structures éditoriales qui ont accueilli Jarry. En témoignent la façon dont les mêmes idées sont développées au cours de l’œuvre entière et la récurrence selon laquelle ces idées sont répétées, ainsi que notre annotation le montre. Aussi, le lieu de La Revue blanche est l’occasion donnée à Jarry de continuer de se tourner vers Le Mercure de France, de tracer un lien entre ce qu’il était et ce qu’il est, d’actualiser son passé, afin que la seule réalité qui paraisse soit celle de la permanence – façon aussi sans doute de sanctifier les désordres d’une vie soumise douloureusement à l’incisif des contingences et du matériel.
Matthieu Gosztola
(42) Voir par exemple p. 813, 819 de notre édition critique et commentée (en ce qui concerne le compte rendu du tome V de la traduction de Mardrus du Livre des Mille Nuits et une Nuit, paru dans La Revue blanche du 1er juillet 1900). Pour y accéder, cliquer sur le lien hypertexte situé à la fin de l’article.
(43) Voir notamment p. 814, 824-825 de notre édition critique et commentée (en ce qui concerne le compte rendu du tome V de la traduction de Mardrus du Livre des Mille Nuits et une Nuit, paru dans La Revue blanche du 1er juillet 1900). Pour y accéder, cliquer sur le lien hypertexte situé à la fin de l’article.
(44) Voir par exemple p. 638, 643 de notre édition critique et commentée (en ce qui concerne le compte rendu des communications de Pierre Apéry au XIII° congrès international de médecine, paru dans La Revue blanche du 1er octobre 1900). Pour y accéder, cliquer sur le lien hypertexte situé à la fin de l’article.
(45) Ainsi, dans son compte rendu d’Au pays de l’esclavage de Félix Chapiseau, Jarry écrit « perles bagatas » au lieu d’écrire perles « bayakas ».
(46) Voir notamment p. 947, 963-964 de notre édition critique et commentée (en ce qui concerne le texte intitulé « De Don Quichotte à Otero » paru dans La Revue blanche du 15 juin 1902). Pour y accéder, cliquer sur le lien hypertexte situé à la fin de l’article.
(47) Voir par exemple p. 911, 915-916 de notre édition critique et commentée (en ce qui concerne le compte rendu de Promenades en Extrême-Orient du Comte de Pimodan, paru dans La Revue blanche du 1er août 1901). Pour y accéder, cliquer sur le lien hypertexte situé à la fin de l’article.
(48) Voir notamment les comptes rendus de La Natalité en France en 1900 de G. M. (Jarry ne rend quasiment compte que du chapitre consacré à l’alcoolisme) et de Les Femmes arabes en Algéried’Hubertine Auclert (Jarry ne rend compte que d’une petite partie de l’ouvrage, dont la succession des titres de chapitres permet de mesurer l’étendue du propos : « La francisation des Arabes et les femmes ; les Arabes sans représentant au Parlement ; doit-on ôter aux Arabes leur costume ?; le mariage arabe est un viol d’enfant ; la polygamie ; des lézards pour maris ; le mauresque offre des douros à la jugesse ; ce que les femmes arabes disent de l’amour ; le coût de l’adultère ; féministes au 13° siècle ; durée de la gestation des musulmanes ; où la prostitution est un sacerdoce ; arts et industries des femmes arabes ; pour faire une musulmane médecin ; Alger sans écoles arabes de filles ; art de s’embellir des Africaines ; la mort chez les Arabes ; le paradis et les houris ; cervelle de jeune fille ; les caravansérails ; le désert ; Laghouat ; les sauterelles ; ma gazelle Yzette ; l’Arabe soldat ; les Beni-Gharabas ; la fantasia ; divorceuses ; Sadia ; Conclusion ».)
(49) Comme dans son compte rendu de Code-Manuel du pêcheur et Code-Manuel du chasseur de Gaston Lecouffe. La citation « temps solaire moyen » renvoie ainsi aux Conférences scientifiques et allocutions de William Thomson (Lord Kelvin) publiées chez Gauthier-Villars et fils en 1893.
(50) André Breton, « Alfred Jarry », Les Pas perdus, Œuvres complètes, I, édition établie par Marguerite Bonnet avec, pour ce volume, la collaboration de Philippe Bernier, Etienne-Alain Hubert et José Pierre, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 226.
(51) Afin de manifester ses liens avec Le Mercure, Jarry va jusqu’à calquer, dans son compte rendu deLumières d’Orient de Vedel, la structure de deux épilogues de Remy de Gourmont, grande figure de cette revue. Si Jarry fut effectivement très lié au Mercure, et ce jusque dans son travail à La Revue blanche, son directeur Vallette ainsi que Rachilde le comprirent beaucoup mieux que Noël Arnaud et Jean-Yves Mollier veulent bien le dire (voir Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres, Histoire du capitalisme d’édition 1880-1920, Fayard, 1988, p. 457-458).
(52) Si l’altérité du signe graphique (une sémantique du seul visible) est analysée en détail dans cette thèse, c’est parce qu’elle renvoie en définitive au Même, Jarry ayant été très sensible à l’illustration, jusqu’empiriquement. Aussi, parler des illustrations dans ses comptes rendus et en parler favorablement au mépris du danger que représente l’illustration pour les auteurs de sa génération, c’est renvoyer à Soi et manifester clairement une continuité avec sa première période littéraire (puisque sa pratique et sa théorisation du trait et de la couleur n’appartiennent, pour une très large part, qu’à celle-ci).
(53) Georges Bataille, Œuvres complètes, 6, La somme athéologique, tome 2, Gallimard, 1973, p. 445.
(54) Bertrand Marchal, Lire le Symbolisme, Dunod, 1993, p. 36.
(55) Jean Chesneaux, Jules Verne, une lecture politique, F. Maspero, collection Fondations, 1982, p. 78.
(56) Voir le compte rendu de Au pays des Somalis et des Comoriens de Lucien Heudebert : « Ce beau livre prouve, comme tous les livres de voyages, que dans les temps les plus anciens et chez les peuples les plus lointains c’est exactement la même chose qu’aujourd’hui chez nous ».
(57) Absence de progrès quant à l’évolution, en ce qui concerne le règne animal dans son ensemble et en ce qui concerne l’homme. Et absence de progrès également pour ce qui est le fait de l’homme (la moralité, les sciences, le divertissement).
(58) La condamnation de l’idée de progrès semble invariable chez Jarry mais l’on observe dans son œuvre une influence notable de Haeckel. En niant et en donnant voix tout à la fois à l’idée du progrès, l’auteur de César-Antechrist cherche à faire en sorte que les contradictoires puissent coexister, doctrine issue de Lévy qu’il prône tout au long de son œuvre.
Pour se reporter à l’édition critique et commentée :
http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/75/63/19/PDF/2012LEMA3004.pdf
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