Un concert d’enfers Vies et poésies, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine
Un concert d’enfers Vies et poésies, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Gallimard, coll. Quarto, édition de Solenn Dupas, Yann Frémy, Henri Scepi, mars 2017, 1856 pages, 29,50 €
Rimbaud : le vagabond magnifique, voleur de feu, passant aux semelles de vent tutoyant avec déférence les étoiles, prince de l’enjambement et des images parvenant à donner une nouvelle mesure au vers, à lui insuffler la pulsation d’un cœur d’enfant. Un cœur d’enfant ? Un cœur sans âge de vieillard. Un cœur que l’on aurait réconcilié avec les grands lacs que tout un chacun porte en soi depuis l’aube de son tremblement, depuis le premier âge de sa vie. Un cœur que l’on aurait réconcilié avec les vents chahutés par les étoiles, chahutés par leur bouleversante immobilité. Un cœur que l’on aurait réconcilié avec les fougères et leur rudesse tremblante de douceur : celle que les pierres mettent dans leur vie, et leur miroitement au fond d’un ruisseau entouré de montagnes.
L’on sait la postérité de Rimbaud. Contaminant chaque pan de la création, depuis lui. De ma bibliothèque, un ouvrage ouvert, presque au hasard, et qui n’a rien à voir avec la poésie ; un ouvrage qui a à voir avec le voir : Le Dernier voyage de Soutine de Ralph Dutli (Le Bruit du temps, 2016) :
« Elle ne rit pas, semble rêver, elle est absente, timide, pas d’ici. Elle rappelle cette fille de l’enfance de Rimbaud. Modi avait passé les Illuminations à Chaïm. Prends ça, lis-le enfin, Lis l’enfance, lis Enfance. C’est la fille à lèvre d’orange que Rimbaud voyait à la lisière de la forêt. Il y repense soudain dans le fourgon mortuaire, l’oreille aux aguets dans la paume de sa main. Tout ce passage. Les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés. À la lisière de la forêt, oui, les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent. Et sa nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer. Oui, c’est la fille à lèvre d’orange que Rimbaud avait vue à la lisière de la forêt. La petite morte derrière les rosiers ».
Verlaine : un colosse capable d’une exquise délicatesse. Capable, dans sa rudesse – à de nombreux instants, si nombreux qu’ils en deviennent innombrables –, d’une beauté foudroyante, d’une fragilité qui court comme une lumière à flanc de vers, à flanc de l’humanité du vers (d’où le choix, souvent, de l’impair, car seul l’impair est suffisamment imparfait pour dire quelque chose de l’irrévocable candeur qu’est l’humain en son profond). Qui est, mieux que Verlaine, parvenu à faire chanter la douceur, le frisson, les masques, les légèretés (le pluriel s’impose) que conjuguent les aveux dans la façon qu’ils ont de nous faire choir de nos certitudes ? Car les aveux sont joueurs, toujours. Telle est la grande leçon de l’auteur des Fêtes galantes.
Rimbaud et Verlaine. Leurs vies et leurs œuvres réunies… Enfin !
En cela, la parution de ce Quarto est un événement qu’il convient de saluer, avec chaleur.
« Rimbaud-Verlaine, Verlaine-Rimbaud : de quelque côté qu’on les aborde, comme l’écrivent Solenn Dupas, Yann Frémy et Henri Scepi, de quelque manière qu’on les pense, les deux amis, les deux amants, forment une de ces paires singulières et exigeantes dont la vie, parce qu’elle est toujours trop étroite et trop brève, ne semble accepter que difficilement l’insistante réalité, mais que la poésie célèbre et exalte, allant même jusqu’à rêver une “vie à deux”, folle et filante, dégagée de toute tutelle, une vie enfin rendue aux espoirs déliés d’une liberté reconquise ».
L’histoire de ces deux destins, qu’une longue tradition critique nous a habitués à considérer comme solidaires l’un de l’autre, et d’une certaine manière comme répondants l’un de l’autre, « dessine dans la durée des points de contact, des lieux de croisement, des moments de coïncidence et des moments de crise », rappelés dans l’émouvante chronologie illustrée liminaire.
Il a semblé – avec raison – aux éditeurs que « cette aventure à deux, tantôt à l’unisson et tantôt discordante, assoiffée toujours d’une “nouvelle harmonie” et consacrée sans cesse à l’invention d’un “concert d’enfers”, méritait d’être offerte d’un seul tenant, en un volume qui rassemblerait les œuvres de l’un et l’autre et où serait rendu plus net encore, dans le jeu de l’entre-lecture et l’entre-écriture, ce même désir d’émancipation du verbe et de l’âme, de la voix et du corps, qui enlève la poésie aux figements et aux froideurs auxquels souvent voudrait la cantonner l’esprit de raison. Un tel arrachement ne va pas sans violence. Mais il ne se fait pas non plus sans le recours à de puissants leviers : la révolution du langage poétique, le pouvoir subversif du corps et de l’Éros, l’affirmation des valeurs contestataires sont les plus sûrs moyens mis au service d’un projet partagé de décentrement de la perspective poétique, autant dire des forces de vie qui s’allient au cœur même du désir et de l’écriture en vue de rénover les rapports humains ».
Outre un parfait établissement du texte, un appareil critique (au moyen de notices indispensables et de notes érudites) idéal…, cette édition est hautement méritante en ce qu’elle réunit poèmes et documents, ce qui permet d’envisager l’œuvre et la vie comme un seul troublant élan du temps se cristallisant en épiphanies.
Et quelle est notre émotion face au « Cahier de dix ans » de Rimbaud, à ses compositions latines, à ses Déserts de l’Amour et à ses fragments d’une paraphrase de l’Évangile selon saint Jean, à son Cœur sous une soutane… !
S’il y a une édition de l’œuvre de Rimbaud à se procurer, c’est bien celle-là. Courez chez votre libraire !
Comment, vous êtes encore là ?
Matthieu Gosztola
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