Un cœur pour les dieux du Mexique, Conrad Aiken (par Léon-Marc Levy)
Un cœur pour les dieux du Mexique (A Heart For The Gods Of Mexico, 1939), trad. américain Michel Lebrun, 172 pages
Ecrivain(s): Conrad Aiken Edition: La Table Ronde - La Petite Vermillon
Nous avons lu Conrad Aiken au rythme d’une traversée de l’Atlantique dans Au-dessus de l’Abysse. Ici c’est au rythme haletant d’un train qui traverse les USA de Boston jusqu’au Mexique. L’œuvre romanesque de Aiken est toujours profondément traversée par son génie poétique et – cela va avec – musical. Ce roman fou ne manque pas à cette règle : sons, rythmes, champs lexicaux sont scandés, à partir de la deuxième partie, par le voyage en train.
Vers le Mexique avons-nous dit, mais pas seulement.
Ce voyage de trois personnages a pour seule vraie destination la mort. Celle de la jeune femme, Noni, qui accompagne ses deux amis et qui, promise à une mort très prochaine, veut accomplir ce dernier périple pour épouser l’un des deux, Gil, et mourir. Triple descente : vers le sud, vers l’Enfer et vers la Mort. Conrad Aiken, le poète-romancier, métaphorise chaque instant, l’élargit, lui donne les ailes de l’évocation, la puissance de l’image, le véhicule d’une langue pressée, haletante, marquée par la peur qui, lancinante, harcèle les trois personnages.
Blomberg parce qu’il sait le destin ultime de ce voyage et qu’il souffre d’un amour caché. Gil – le futur mari ? – parce qu’il ne sait pas et qu’il est assailli de craintes récurrentes. Noni, parce qu’elle sait qu’elle va mourir.
La première partie fonctionne comme l’ouverture d’un opéra funèbre. On pourrait la lire comme une nouvelle détachée du reste car presque rien de l’objet narratif du roman n’y est en œuvre. Blomberg (« A quoi sert d’être Juif si on n’est pas capable de trouver de l’argent ! ») est chargé par ses deux amis de trouver l’argent du voyage. C’est un récit bien étrange qui s’offre à nous, en décalage total avec la littérature américaine, imprégné des nouvelles de Stefan Zweig. En quelques heures, Blom (le diminutif de Blomberg) et Key – il l’espère – son futur pourvoyeur, les deux hommes se promènent dans Boston et s’arrêtent dans pas moins de cinq cafés et bonnes tables ! Le parallèle avec la Vienne de Zweig, ses cafés, ses boulevards et ses belles dames saute aux yeux. Le dialogue entre les deux hommes sert d’exposition à Aiken : le projet fou de Noni d’aller vivre son mariage et sa mort au Mexique. Ouverture qui se termine enfin, après le énième café, par le rideau :
« Vous ne les méritez pas gamin mais voilà vos cent dollars. Achetez-vous des bonbons dans le train ! Et si vous pouvez mettre un peu de plomb dans la tête de cette folle… ».
Commence alors le voyage en train, la descente – on devrait dire la chute – vers l’Enfer. De Boston à Mexico, les trois amis entrent dans une sorte d’hallucination continue. Conrad Aiken transforme le train – les trains car il faut en changer plusieurs fois – en nocher moderne, en Charon fumant, crachant et empestant, lancé dans une cavalcade folle à travers des pays fous pour nos trois personnages insensés. Dès le départ, le train se fait métaphore de la ruée vers le vide, l’inconnu, les territoires de la peur existentielle.
« Toutes choses s’étaient dissoutes en temps et en bruit, tout se dissolvait, et en définitive, le train demeurait l’unique réalité. La terre était un rêve, le passé était un rêve – qu’ils se soient retrouvés tous les trois, sur la plate-forme de la South Station, Noni tout en bleu, avec un chapeau de Viking à ailes bleues, le petit carton à chapeau noir brillant et le sac de voyage bossu, épanouie ; et Gil dans son costume marron de tweed râpé, flanqué d’une valise démantibulée, l’expression un peu tendue et solennelle à travers ses lunettes de myope ; […] enfin lui-même, trop et quelque peu embarrassé au milieu d’eux – Blomberg-la-grue, Blom-le-rouleau-compresseur – tout cela ne constituait qu’une sorte de vision, le fragment d’un rêve de drogué, un dessin trouvé dans un livre d’images, aux couleurs vives mais irréel ».
La mort annoncée de Noni pèse comme cauchemar sur le récit, hante les regards, envahit les paysages qui ne sont plus des paysages mais la carte gravée d’un destin funeste. Conrad Aiken construit un tunnel sans fin, sans lumière au bout, fait de visions aussi fugaces que terrifiantes
« […] l’unique raison de tout cela, c’était l’éventualité de la mort de Noni. Elle courait le long du paysage, à travers le monde entier, telle une ombre. Elle grandissait dans un angle obscur du tableau, comme un crépuscule mortel. C’était le prélude en coulisse, tendre et tentateur, de la tragédie. L’appel aux morts. L’appel aux morts du Mexique… ».
L’arrêt de quelques heures à La Nouvelle-Orléans, pour changer de train, devient pour Conrad Aiken l’occasion d’évocations de ses grands aînés en littérature sudiste. On y entend Faulkner, Wolfe et bien sûr Mark Twain. Les bords du Mississippi deviennent les rives du Styx, charriant des eaux noires et pestilentielles, loin du chant joyeux du Mississippi d’antan, celui des bateaux à aube et du soleil éclatant.
« Le Sud avait envahi le fleuve, c’était ça ; il y avait une atmosphère étrangère ici, et quelque peu morbide ; c’était comme un port du Sud où plus aucun bateau ne ferait escale, maritime mais mort. Sinistre aussi ; un paradis pour gangsters, fleurant la bière et le bordel. Les rues pavées sinueuses étaient presque entièrement recouvertes de capsules de bouteilles de bière. Çà et là, une vieille ruine qui avait été autrefois un hôtel florissant, rempli d’une vie intense, la vie du Mississippi. Mark Twain avait marché dans ces rues ».
Et le train, comme une préfiguration d’un corbillard, va mener les trois compagnons – va nous mener aussi – dans un univers de plus en plus hideux, violent, étranger, inouï. Le Mexique, comme métaphore du royaume du Diable.
Ce roman est à ranger définitivement dans les plus grands chefs-d’œuvre du Sud littéraire.
Léon-Marc Levy
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