Un cœur brûlé - à propos du livre de Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois
Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois, Actes Sud, parution le 17 août 2016, 19,80 €
Canaille oserez-vous me mordre une autre fois
Retenez que je suis le page du Monarque
Vous roulez sous ma main comme un flot sous ma barque
Votre houle me gonfle, ô ma caille des bois
Ma caille emmitouflée, écrasée sous mes doigts.
La parade, Jean Genet
En couverture du livre, la photographie un peu passée d’une famille d’origine maghrébine – la mère en robe kabyle, en tissu brillant, le père encore jeune et les sept enfants, la petite dernière rieuse dans les bras de l’aîné – atteste d’un groupe banal somme toute si ce n’est que le numéro du bloc et la peinture écaillée du mur indiquent un habitat de pauvre, de « compagnons d’infortune, tous ces Mohamed de ma banlieue nord hachés menus ». Le début du récit de Magyd Cherfi (né à Toulouse en 1962, membre du groupe Zebda), commence autour du champ sémantique du feu – le récit embrasé d’un « djinn » sortant de la fumée. Pas celui d’un incendiaire vulgaire, mais de quelqu’un qui a le cœur brûlé. Ce trope du feu, figure de rhétorique dont les mots offrent des dérivés de la pensée, des directions nouvelles d’idées, amène l’auteur à comparer l’écriture tantôt à du « kérosène », tantôt à du « fuel domestique». Les expressions populaires, de style parfois familier, sentent la tristesse d’une non-acceptation – l’agressivité se retournant contre le bon élève. Les exclus cultivent le mythe du vainqueur, trahissant ainsi leur faiblesse à l’encontre du « Magyd de ses morts », l’insulte suprême chez les Manouches (au double sens inconnu de ceux qui l’emploient : mort et maure, beaucoup plus poétique ; Magyd le Maure, le descendant des Sarrasins conquérants de l’Espagne).
Deux sociétés s’affrontent, l’une sûre de son bon droit, l’exerçant au grand jour de la République face à l’autre, anciennement colonisée, sommée de « s’intégrer » de gré ou de force. Et ces sociétés se juxtaposent, gommant les histoires sans visages et sans noms des pauvres de la grande Histoire héroïque des dominants ; ce que résume avec brio Magyd Cherfi : « C’était un temps de hussards et la République ne cédait pas au coup de force indigène (…) mais l’Algérie c’était pour nous l’Arabie (…) on se traitait entre Arabes de sale Arabe – Arabe comme une non-définition ». La contradiction de la tentative d’assimilation par l’école et le fond de racisme sous-jacent, excluant chaque enfant d’immigré de son particularisme propre, est vécu douloureusement par l’auteur. Comme beaucoup de garçons (et de filles) d’origine maghrébine, se scinder en deux n’est guère possible, et c’est alors que les modèles de noirs américains de la conquête des droits civiques apparaissent. Pointer le langage saccadé, haché du père (le reprendre par écrit avec l’accent) est une autre constante du récit. Ce galimatias est si incompréhensible qu’il faut des années pour le décrypter et que malgré tout l’on fait sien, comme une identité bien ancrée – ce sociolecte ou ce double idiolecte du père qui nous blessait par sa naïveté et qui devient avec le temps une nostalgie.
Je fais le rapprochement, en ce qui concerne les déportations des africains et nord-africains (et plus tard d’autres communautés) en Europe, entre les propos toujours d’actualité de Frantz Fanon : « Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela nous décidons de ne plus l’oublier » (Les damnés de la terre, 1961), avec ceux contemporains de Magyd Cherfi, « d’être arabes, pauvres et damnés (…) les mange-merde». Comme si, hélas, persistaient au-delà des décolonisations et des luttes âpres une durabilité de la misère à travers un servage comme seul moyen de subsistance. Le terrible constat revient à faire dire à l’auteur que le combat des résistants aux colons est quasiment absent (et incompris) des gamins de la cité de banlieue, que les fils du peuple n’ont pas pris en compte l’héritage que Genet, en substance, stipulait qu’il leur fallait écrire dans la langue de l’ennemi. Dans ce texte, l’on retrouve les stéréotypes du ghetto et du confinement, des jugements de valeur, des préjugés, la fabrication d’une origine, sa schize, le miroir sans tain tendu pour brouiller sa propre image. La rencontre émouvante avec un « dur » de la cité a des accents identiques à ceux du condamné à mort de Jean Genet, à l’érotisme puissant. M. Cherfi concasse la langue, la martèle comme le marteau-piqueur a martelé le cerveau des pères, l’égrène aussi en un chapelet de mots familiers ou raffinés. La question de l’identité est posée, de l’identification avec une communauté, regroupée géographiquement : qu’est-ce qu’être un « Arabe» ? Et Cherfi de répondre, paraphrasant Sartre, « l’enfer c’est les autres », le philosophe s’en expliquant ainsi : « Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, notre propre connaissance de nous-mêmes. (…) Et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui ».
Les filles grandissent dans la terreur car obligées de reproduire le schéma de la femme aliénée, celui de la mère arrachée de son pays natal, cette « Algérienne farouche », vivant dans « un climat de violence invraisemblable » pour « une destinée bien sanglante ». L’on se sent parfois dans une sorte de guérilla, avec le sang, les coups, les injures, la discorde, le danger permanent. Le contexte me paraît d’autant plus difficile qu’il se situe en province, dans la périphérie toulousaine, au sein d’une atmosphère confinée : « et d’Arabes, place du Capitole, il n’y en avait guère », nous confie l’auteur. Une autre question est posée : comment « récupérer ma part de Gaulois » ? Et M. Cherfi de répondre, par à-coups ; d’abord « faire la nique à ce maudit échec scolaire », ensuite s’affranchir comme tous les adolescents de la surveillance étouffante des parents ; voler un moment d’intimité dans une famille nombreuse et échapper aux attaques soudaines et aux sanies des chenapans. M. Cherfi dresse le portrait d’une cité défavorisée quasi coupée de la classe moyenne – qui s’apparente à un camp –, une agglomération regroupant des immigrés et leurs enfants, au plus bas de l’échelle sociale, qu’il qualifie de « descente aux enfers ». La réussite pour tous en passe donc par les apprentissages scolaires – sans doute ce que la République a instauré de meilleur –, sinon c’est l’échec, « l’activité bâtiment (…)Pour le reste, la prison » ; prise de conscience amère de l’auteur… Il y a tout le long du texte de belles métaphores fluviales du territoire intérieur mis à mal, une éloquence sensible à propos des filles de la cité, une lucidité quant aux garçons, leurs actions et exactions. Dans ce combat, bourreaux et victimes se côtoient, corrélatifs de la loi patriarcale, afin de s’extraire d’une condition de paria, et d’obtenir une reconnaissance de soi légitime. D’ailleurs, à la moitié du récit, quelque chose se passe comme si la lumière éclairait une part intime de soi et des autres, de l’ordre du mythe de la caverne.
Dans Ma part de Gaulois, les parents rescapés de la guerre d’Algérie, leurs enfants, sont parqués tels des indésirables dans une « cité maudite », et ces « Arabes risquent de se faire imprimer des croissants jaunes comme pour les feujs ». L’écrivain navigue entre « des mélancolies bovaryennes » et les récriminations de l’ami Samir : « oh pardon de ne pas être chrétien ! ». Il y a du ressenti et de l’amour, de la pudeur et une force vitale entre ce qui est nommé, « moi », « je », appelé à répondre à « eux », devant « nous ». Ce récit à la première personne ouvre un débat sur le monde du prolétariat : où commence le peuple, finalement qu’est-ce que représente la vie d’un ouvrier au quotidien, comment parler de cette classe sociale ? Toute une génération est décrite à travers des parcours individuels, de la petite enfance à l’adolescence. Je trouve des éléments communs au beau film d’Abdellatif Kechiche (né en 1960 à Tunis), L’esquive (2004), où la langue édulcorée de Marivaux, la passion du théâtre se mélangent à l’argot des banlieues. Du point de vue littéraire, une subversion similaire est à l’œuvre dans les voix de Nina Bouraoui (née en 1967 à Rennes) et de Faïza Guène (née à Bobigny en 1985), bien que les expériences diffèrent. Dans ce roman, les jeunes gens sont pris par des obligations de moralité, d’éducateurs culturels, et d’entraide, « secouriste des cœurs ». En dépit de pénibles situations d’exilés, il y a de l’humour. Et surtout, un très beau portrait maternel. De l’absurde aussi avec des situations inquiétantes dénuées de sens, entre le choc du quotidien, l’espoir de chance et un engluement social et culturel inextricable ; une analyse critique sur « la bonne société [peuplée de]toutes sortes de beaux gosses, blonds, longs, au regard suffisant [pour] nous barrer la route de la gloire [à nous] tous bougnoules d’un même ennemi » (voir le film prémonitoire de Med Hondo (1972),Les bicots nègres, nos voisins).
Ce livre dévoile également la richesse des idéaux, l’intelligence, la fierté et le courage d’un jeune homme sorti de « rue qui pèse mille ans de bagarre des pauvres ». La part de Gaulois – fantasme historique – indique un manquement de la République envers ses concitoyens, et cela depuis la colonisation et la décolonisation. Au-delà du témoignage et des mutations sociétales, un traumatisme perdure dans notre actualité, et du mirage de « l’intégration », un glissement se produit vers une « désintégration » (sujet du film de Philippe Faucon, en 2012), avec des dérives sectaires et kamikazes. Mais je ne dévoilerai pas plus avant ce livre salutaire et émouvant.
Yasmina Mahdi
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