Un bon fils, Pascal Bruckner
Un bon fils, février 2014, 250 pages, 18 €
Ecrivain(s): Pascal Bruckner Edition: Grasset
« On appartient au monde qu’on a fait, pas à celui d’où on vient ».
Depuis quelque temps – il en fallait, du temps ! – les publications prolifèrent, ainsi que les témoignages-coups de poing, sur ces enfants de collaborateurs déclarés ; ceux qui se sont « mangé » le père facho, le traîneur des rues de Sigmaringen, l’antisémite bien marqué à la Céline – le talent en moins, souvent. On a lu Marie Chaix et ses Lauriers du lac de constance, plus récemment ce Gérard Garouste sorti de ses chefs d’œuvre tourmentés pour décliner dans L’intranquille son insupportable paternel, qui le traitera d’« enjuivé ».
Ils ont eu la totale, les gamins, et plus tard, les adultes issus de là : ces pères ; la violence conjugale, le plus souvent, à la hauteur d’une haine des autres jamais assouvie ; le prosélytisme féroce en guise d’instruction civique, et ces Juifs emportés jusqu’au bout de leur vie ; boucs-émissaires dont le noir, comme on dirait de la lumière stellaire, brilla au-delà même de leur propre mort… Il est des enfers dont on sort, ô combien plus difficilement que le grandir de tout un chacun – disent tous ces échappés, Pascal Bruckner en remarquable porte-drapeau :
« Je me suis allégé de ma famille en m’alourdissant d’autres liens qui m’ont enrichi… je me suis mis à écrire pour n’être pas écrit par les miens… élire un peuple, une culture, une nouvelle patrie… ».
Grasset tient là, dans ce Un bon fils, un des meilleurs récit-témoignage du genre, bien plus encore, un excellent Bruckner. Un morceau de choix de très bonne littérature, inscrit dans un triangle parfait : simplicité, force, sincérité. Du vrai de grande teneur, qui cogne et qui sent vraiment mauvais, jusque dans ses recoins.
Pascal a dix ans et sa prière est nette : « Mon Dieu, je vous laisse le choix de l’accident ; faites que mon père se tue ». Ce combat continuel, de son enfance à sa maturité, contre ce « gauleiter d’opérette qui aboyait à la moindre contrariété », il le décline parfois chronologiquement ou par thème, avec une rare puissance d’écriture descriptive comme un scalpel, fouillant jusqu’à l’os les manies, les violences et obsessions de ce paternel en furie dont l’antisémitisme est une « passion triste », tirée – terrible avatar – d’un bout à l’autre de sa trop longue vie. « Face à son père (encore, plus, a-t-on envie de dire, face à celui-là) un fils n’a que trois options, la soumission, la fuite ou la désobéissance ; les trois peuvent se mélanger ». Et c’est là, qu’il excelle, Bruckner, en mesurant, au détour de ces insupportables anecdotes plus efficaces que tous les documentaires, sur lui (et, sur, elle, la mère) la résonance – décibels d’une infinie précision – que le fait de vivre dans un tel bain implique. Selon les besoins, en termes de survie, on oscille – la mère et ses maladies, le fils et sa période « Bon Dieu », le refuge dans les études, éviter – on en serait presque étonné – la folie. Et puis, évidemment la fuite vers un autre monde (pour ces évadés, grandir a un sens plus fort que pour le tout venant) – la Gauche, les Libertaires, les milieux Juifs intellectuels, l’intérêt pour les autres et les « causes ». Remarquable, aussi, dans cette étrange scansion quasi médicale de la construction de « l’autre vie/l’autre moi », la recherche des pères de substitution – et des frères, tels Sartre, Barthes, Finkielkraut, évidemment.
« Mon père m’a communiqué sa rage… la haine qu’il m’a inculquée m’a sauvé. Je l’ai retournée en boomerang contre lui ». Mais – terreau et plante – les scories sont redoutées : « piquer des rages calquées sur celles de mon père… dans ma voix j’entends la sienne. Il vocifère dans ma gorge ». Pages particulièrement fortes, et d’une rare honnêteté, que celles-ci.
La fin du vieux fasciste, accro jusqu’au bout à ses démons préférés ; « à cette Ivoirienne qui ne lui avait pas apporté le bassin assez vite : – vous feriez mieux de regrimper dans votre arbre, espèce de guenon ! », livre des pages où l’émotion est en partage avec le dégoût. Une solidarité forte, des pans d’admiration nous lient à Bruckner, ce « bon fils » (j’entends ce titre comme celui qui a tout vécu, tout regardé, n’a pas quitté le champ de bataille, mais rien accepté !), qui « détestait son père, mais pas tous les jours » ; non pas tant sur un hypothétique sentiment filial qui surnagerait au bout du compte (famille ! quand même) que sur ces « vraies – tellement – » oscillations, de rejet en lassitude, bribes floutées de compassion, qui accompagnent nos regards sur nos proches en de tels moments…
Poignant, ce livre. Fondamental. L’honneur d’une écriture parfaitement maîtrisée, au service d’une « vraie vie ».
Martine L Petauton
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